Thierry, la quarantaine assumée, est un homme heureux. La femme de sa vie, Germaine, l’adore, il réussit dans son travail et il a le plaisir de pouvoir compter sur un ami fidèle depuis son enfance, Martin, avec qui il joue trois heures au tennis tous les dimanches matin. Thierry est né optimiste et a grandi naïf. Il garde le moral quoiqu’il arrive, focalisé sur le côté positif de la vie. Dans la force de l’âge, il se trouve à l’aise dans son rêve d’homme parfait et s’endort tous les soirs en position fœtale avec sa peluche préférée.
Dans le monde réel, sa femme le vampirise en le poussant à gagner toujours plus pour assouvir ses goûts de luxe. Il a atteint le point de Peter au travail et navigue comme il peut entre les réunions et les mails. Il est humilié par Martin, prétentieux sans pitié, sur les cours de terre battue.
En ce mardi matin, assis dans son grand fauteuil de directeur de la logistique face à sa messagerie surchargée, tout bascule. Son assistante vient de lui remettre une lettre, ce qui est plutôt rare de nos jours. Après l’avoir ouverte, Thierry a posé le courrier sur son bureau. Il le contemple sans le voir. Il est pâle, défait, la respiration difficile, les lèvres tremblantes. En gras double, il est écrit : « licenciement pour faute » et « rendez-vous d’urgence au service du personnel ».
Effondré, il se réalise avec amertume que toutes ses relations de travail le délaissaient depuis quelque temps, qu’il déjeunait souvent seul à la cantine, que dans les réunions personne ne l’écoutait et que son n-1 préféré discutait sans lui en parler avec son chef sur de nombreux sujets. Depuis trois mois, il a été marginalisé, satellisé, et comme les cocus, il est le dernier à sans rendre compte. Au fond de lui, il sentait que cela arriverait un jour. Il savait inconsciemment en acceptant cette promotion (qu’il avait par ailleurs tout fait pour obtenir à la demande de son épouse préférée) que ce serait difficile.
Il avait été plus aisé de démontrer que le précédent occupant du poste, Charles, était un abruti sans créativité et misogyne. Détruire les autres, quelle facilité ! Germaine l’avait d’ailleurs bien aidé en analysant les points faibles de Charles, en lui suggérant de convaincre (contre la promesse d’une augmentation quand lui, Thierry, prendrait le job) l’assistante de ce crétin de venir en jupette pour provoquer des réactions inappropriées. Germaine avait aussi mis à sa disposition quelques adresses IP illégales pour envoyer des courriels anonymes au comité de direction sur les agissements supposés de Charles. Les DRH sont naïfs, ils croient tout ce qu’ils reçoivent. Il suffit d’y inclure dix pour cent de vrai et d’inventer le reste. Que serait-il sans Germaine qui veillait sur lui nuit et jour ?
Mais il avait gravi la marche de trop. Jusqu’ici, il avait réussi à faire bonne figure dans ses différents postes en s’appuyant sur les compétences des autres et en ne disant pas trop d’âneries. Là, il devait prendre des décisions sur des projets auxquels il ne comprenait rien. Que ce soient les travaux immobiliers ou le parc auto, ces sujets lui étaient hermétiques. Jusque-là, il était resté positif se focalisant sur ses petites réussites, la bonne ambiance de son équipe et quelques visites sur les sites en travaux.
Bref, il était viré. Encore six mois de préavis (heureusement, payé) puis ce serait le chômage. La recherche d’un nouveau travail allait être compliquée. Il respira un grand coup et alla les épaules voutées voir la DRH, en se disant que cela aurait pu être pire. Il aurait pu être licencié pour faute grave sans indemnité.
En rentrant le soir dans leur pavillon au volant de sa Mégane de fonction, qu’il ne tarderait pas à devoir rendre, il resta quelques instants en contemplation devant sa magnifique entrée : deux cariatides de marbre rose qui soutenait un balcon orné d’une rambarde en fer forgé venant directement du Portugal. Germaine avait vraiment bon goût !
Elle était assise dans le salon, du cuir de chez Steiner, écoutant de la musique classique sur les enceintes Bang et Olufsen dont ils venaient de faire l’acquisition. Il ne la dérangea pas et alla à la cuisine préparer leur diner. Dans le congélateur, leurs plats Fauchon étaient proprement alignés attendant d’être réchauffés dans le microonde. Il choisit un assortiment léger : Carré de la mer, assiette composée de saumon fumé de Norvège mariné à l’aneth et de mini-blinis, accompagnés de pommes de terre rattes émincées avec une sauce gravlax dans un ramequin sur le côté. Et pour faire passer tout cela avec douceur, une bouteille de Chablis grand cru Blanchot Les Vaux Sereins. Il dressa la table dans leur véranda qui donnait sur leur magnifique jardin, entretenu par deux jardiniers expérimentés.
Puis il alla s’installer dans son fauteuil d’osier en attendant que Germaine arrive.
Trois mois plus tard, il n’avait toujours rien dit à son épouse. Il continuait à faire bonne figure chez lui et le dimanche matin au tennis. Au travail, c’était l’horreur. Il avait négocié pour pouvoir disposer d’un petit espace à lui, même s’il n’avait plus de poste officiel dans l’entreprise. Il avait été parqué dans un minuscule bureau sans fenêtre. Il n’avait rien à faire et ne servait plus à rien. Il aurait pu demander à partir, mais où aurait-il passé ses journées ? Il ne pouvait pas passer ses matinées dans les bars et ses après-midi au cinéma. Dans les cafés, il ne se trouvait que des alcooliques dépravés sans goût et sans travail et il n’aimait ni les films français intimistes ni les grosses productions américaines. Il ne pouvait pas tuer le temps dans les musées, au risque d’y croiser Germaine et ses amies. Et puis les musées avec leurs grandes pièces vides et cette ambiance feutrée l’avaient toujours ennuyé. Dans les parcs, il n’aurait pas supporté les cris des enfants.
Il avait relu « Les misérables », toutes les œuvres de Zola et attaquait maintenant « La comédie humaine ». Il dessinait aussi, mais il en avait honte. Il trouvait ses réalisations puériles. Et surtout, il pensait que cette activité n’était pas digne de lui. Il cachait ses croquis au fur et à mesure dans son caisson. Il prit l’habitude de passer dans un café boire un whisky avant de rentrer chez lui. Les épaules voutées, assis recroquevillé sur son tabouret, il se convainquait que tout n’allait pas si mal, que cela pourrait être pire. Comme un homme dont le parachute ne s’était pas ouvert, il se disait, alors que le sol était encore loin, « jusqu’ici tout va bien ».
Pendant ce temps, Germaine continua à le pousser pour qu’il progresse au golf afin qu’ils soient enfin introduits dans un club privé. Mais Thierry n’était vraiment pas doué pour swinguer malgré les deux heures de cours qu’il prenait chaque semaine. Elle le forçait aussi à participer à la vie de la commune pour qu’il fasse un jour partie du conseil municipal. Il devait assister à toutes les réunions de quartier (en posant au moins deux questions) et s’arranger pour croiser les membres de la commission sport et culture lors de toutes les manifestations organisées par la ville. Il avait fini par se retrouver aide de la professeure de l’école municipale des arts. Son rôle était de s’occuper de l’approvisionnement et du nettoyage de la salle. Il en profitait pour faire des dessins qu’il mettait ensuite avec les autres dans son caisson au travail.
Pour son dernier jour au bureau, aucun pot de départ n’était prévu. Un sous fifre de la DRH l’avait convoqué à seize heures pour lui remettre son solde de tout compte et les documents pour s’inscrire au chômage en échange de son badge, sa carte bleue professionnelle, son smartphone de fonction et les clefs de sa Mégane. C’était humiliant et pathétique.
Il avait anticipé en s’achetant une Mégane d’occasion avec moins d’options, mais de la même couleur. Il pourrait ainsi rentrer chez lui la tête haute.
Thierry n’avait pas cherché de nouveau travail. Cela aurait été indigne de lui. Il aurait fallu pour cela qu’il accepte qu’il allait se faire mal en touchant le sol. Il avait passé les six derniers mois dans un état de catatonie semi-éveillée. Faire semblant le soir à la maison consommait toute son énergie. Au fond de lui, il avait peur de ce qui adviendrait, mais n’avait rien pu faire pour l’éviter, paralysé par les conséquences. Même si Germaine réduisait son train de vie, ils seraient rapidement incapables de rembourser les échéances du prêt de la maison, la taxe d’habitation, les impôts…
Comment gagner de l’argent sans travail ? La question tournait sans fin dans la tête de Thierry pendant qu’il revenait chez eux. Il envisagea le suicide. Ses parents étaient déjà décédés, personne ne le regretterait. Mais mourir était trop définitif.
Il s’arrêta dans son café habituel pour boire un double whisky. Il lui fallait de l’énergie et des forces pour affronter le retour même s’il espérait au fond de lui qu’un évènement imprévu (un miracle ?) le sortirait de cette impasse. À côté de lui, deux hommes discutaient du casse du siècle : cinq millions d’euros de bijoux volés à une collectionneuse d’art dans le tunnel du Landy sur l’autoroute A1. Il avait suffi à l’Arsène de briser une vitre du taxi, de la menacer avec une arme, d’attraper le sac posé sur le siège et de repartir rapidement par une issue de secours. Mais ce n’était pas pour lui. Il ne se voyait pas braquer un quidam en espérant qu’il soit millionnaire. Il n’était pas suffisamment courageux et la violence sous toutes ses formes le révulsait.
En sortant du café, il se sentit mal. Pris de vertiges, il s’assit sur le trottoir. Sa tête tournait, il avait mal au ventre. Réaction psychosomatique face au péril qui l’attendait ? Il vomit tout ce qui trainait dans son estomac et se mit à trembler, pris d’une poussée de fièvre irrésistible. Il ne savait plus qui il était ni où il était.
Les secours arrivèrent une heure plus tard alertés par un client du bar qui avait découvert un corps inanimé roulé en boule. Thierry était déjà mort depuis trente minutes. Arrêt cardiaque, diagnostiquèrent rapidement les pompiers.
Germaine apprit le décès de Thierry vers vingt heures. Elle fondit en larme devant les policiers et l’officier municipal venu lui annoncer la triste nouvelle.
À vingt-trois heures, elle sabrait le champagne avec Martin. Ils pourraient enfin être ensemble sans se cacher pour profiter tranquillement de l’énorme assurance vie souscrite au nom de Thierry.
Et à dix heures du matin, elle se retrouva en garde à vue, accusée du meurtre de son mari.
Thierry, sur les conseils de sa mère, notait dans son téléphone tout ce qui lui paraissait anormal : en l’occurrence le goût du whisky, bien trop amer. L’inspecteur de police qui avait regardé les derniers messages et les dernières notes avait vite fait le rapprochement. Le serveur, convoqué en urgence, avoua immédiatement (contre une remise de peine possible) avoir été payé (copieusement) pour verser une fiole dans le verre et, sur une photo, reconnut sans problème Germaine qui était passée le voir vers seize heures. L’autopsie confirmera plus tard un empoisonnement.
Une semaine plus tard, l’homme de ménage vida le bureau de Thierry. En voyant dans un caisson des croquis, il jeta un œil curieux. Les trouvant très expressifs et délicieusement sensuels, il les remit à la sœur de sa femme qui tenait une galerie d’art. Celle-ci fut éberluée par cet optimisme débordant, cette fausse naïveté. Elle les fit tous encadrer et les exposa.
Thierry, qui n’avait jamais osé être lui-même par peur du risque d’être jugé ou incompris, se trouva auréolé d’une gloire posthume qu’il avait bien méritée.