Où suis-je ? Que fais-je dans ce grand tunnel ? Je n’ai plus aucun souvenir, je sais juste que j’existe, sans mémoire. Comment m’a-t-on appelé ? Qui étaient mes parents ? Quel est mon âge ? Il me semble que je suis entier, si tant est que je sache ce que cela veut vraiment dire. Deux bras, deux jambes, des oreilles, un nez, une bouche, un sexe. Je suis un homme. Mais d’où je viens ?
Au-dessus de moi se trouve un plafond de béton gris, sur les côtés du béton nervuré de bandes noires, et au sol des dalles blanches. Vers l’avant, face à moi, je vois un long couloir silencieux avec une luminescence dans le lointain. À l’arrière, pareil, en plus sombre. J’ai décidé d’avancer vers la lumière, insecte attiré par le soleil et sa chaleur. Cela fait quelques heures. C’est quoi une heure ?
À ma droite, il y a une porte. Je l’ouvre n’ayant pas grand-chose à perdre. Je m’avance sur un balcon où j’ai juste la place de poser mes pieds. En dessous de moi, bien éclairée, j’aperçois une grande salle de restaurant. Je me dissous.
Première immersion.
C’est mon mariage. Toute ma famille et tous mes amis sont là. Le regard de Jean est merveilleux. Je m’avance vers notre table, les invités applaudissent en criant, chantent en agitant leurs serviettes, drapeaux rouges et blancs flottants au-dessus des convives. Jean me prend dans ses bras et m’embrasse. Je ferme les yeux.
Dans la salle de contrôle
La première étape de réintroduction de la mémoire dans notre victime traumatisée se déroule bien. Il vient de revivre la première scène que nous avons retrouvée. Il aurait été plus simple de repartir d’une de ses capsules de sauvegarde, mais en tant que chef des rebelles il est normal qu’il n’en dispose pas. Passons à la seconde étape.
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Il n’y a plus rien en dessous de moi. La salle de restaurant a disparu. J’ai eu l’impression de vivre un moment à la place de quelqu’un, ou plus exactement de revivre un de ses souvenirs. J’étais une femme qui se marie. Je la connaissais ? C’est étrange. Ma raison commence à se fissurer. Je reviens dans mon corridor et je continue mon chemin. Je n’ai rien d’autre à faire.
Plus loin, après un temps indéfini, je vois une ouverture sur une petite terrasse. Devant moi, un match se déroule sur un terrain de football. La foule nombreuse s’agite sur des gradins. Encore une fois, mon esprit part à la dérive.
Seconde immersion
Je suis fatigué. Il ne reste plus qu’un quart d’heure de jeu. Nous menons un but à zéro, il faut que nous conservions cet avantage. C’est leur attaquant vedette qui a le ballon. Je vais le bloquer définitivement quitte à prendre un carton. C’est parti ! Vu l’état de sa jambe, il n’est pas prêt de rejouer.
Dans la salle de contrôle
Il aurait été bien de retrouver plus de capsules de personnes qui le connaissaient. Ces rebelles qui veulent vivre en dehors de notre société sont vraiment pénibles. Ils ne laissent pas de traces sur les réseaux, s’arrangent pour faire du troc au lieu d’acheter avec leur puce intégrée, voyagent à plusieurs faisant en sorte que nous ne puissions suivre que l’un d’entre eux. La Memex s’est encore bien passée même s’il y a eu quelques anomalies mineures. L’expérience mémorielle permettant de revivre un souvenir, le sien ou celui de quelqu’un, est parfois incomplète. Cela dépend de la qualité et de la puissance de l’enregistrement et de la comptabilité entre l’utilisateur et le sujet.
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Mes mains sont crispées sur la rambarde de la terrasse. Je vomis. Mes yeux se remplissent de larmes, je dois avoir de la fièvre. Il y a un miroir sur le mur derrière moi. Je me vois avec un étrange sentiment de déjà-vu. J’étais Jean ? J’ai l’air d’avoir la quarantaine bien portante. J’ai un peu mal à l’intérieur du genou.
Je reprends mon périple. J’ai des espèces de flashs. Des images viennent à moi, les unes après les autres. J’entrevois un pré, une cheminée, un visage et puis des sons, des odeurs … Je me remplis progressivement. Je ne sais pas encore qui je suis ni où je suis, mais je ne suis plus une coquille vide.
Quelques kilomètres plus tard, une nouvelle ouverture se profile. Cette fois, elle est fermée par une vitre épaisse. De l’autre côté, une femme est allongée dans une salle blanche, le ventre gonflé. Elle semble subir une énorme douleur, les jambes écartées. Une autre femme, juste devant elle, fait de grands gestes. J’ai du mal à respirer, mes poumons me font souffrir. Mon esprit repart en voyage.
Troisième immersion
J’ai mal, je hurle, il me déchire de l’intérieur. Mon corps se crispe, mon dos se cambre. Elle me dit de pousser, de le faire sortir, d’aspirer profondément, mais je n’en peux plus. Je voudrais être libérée, respirer, retrouver ma légèreté. Une petite voix me susurre directement dans ma tête « Du calme maman, ça va bien se passer, laisse-toi aller, pousse doucement ». Je regarde autour de moi, je ferme les yeux et j’expire à fond. « Merci maman, à tout à l’heure ».
Dans la salle de contrôle
Rien ne va plus. Il semble que le patient se soit immiscé dans le souvenir, qu’il modifie. C’est pourtant impossible, ou très très rare en tout cas. Peut-être est-ce dû à l’hyperlien entre un nouveau-né et sa mère ? Soyons positifs, nous avons ce que nous voulions. Cela a provoqué chez lui ce que nous attendions. Les souvenirs affluent à nouveau. Nous allons pouvoir le faire parler. Il faut absolument que nous sachions où il a caché le stock de capsules mémorielles volées.
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Je pousse un cri monstrueux. Mes poumons se remplissent d’air brutalement. J’ai mal. Ma tête explose. Je ne sais pas à qui sont ses souvenirs. À moi ? Je serais Jean, chef des rebelles, ancienne star du football reconvertie ? Je me serais marié récemment ? Mon prénom serait Jean ? J’aurais été pilote de chasse ? J’aurais eu un diplôme d’ingénieur spécialisé dans les capsules ? J’aurais été embrigadé dans la rébellion par un vieux professeur épris de liberté et de tolérance, abattu par les forces de l’ordre alors qu’il cherchait juste à se faire écouter ? Tous mes souvenirs sont revenus. J’ai été guéri de mon amnésie. Que m’est-il arrivé ? Pourquoi suis-je là ? C’est où « là » ?
Je cours dans le boyau, au risque de tomber ou de me cogner contre un mur. Je fuis mon ombre, j’essaye de me débarrasser de tous ses songes envahissants. Un virage, une ligne droite, un autre virage. Et au loin la lumière. Brillante. Magnifique.
Je m’arrête juste à la fin du tunnel. Je suis au milieu d’une falaise dans un trou. Devant moi, je découvre un océan, immense, caressé par le vent. Des vagues secouent un bateau perdu dans cet infiniment bleu. Il n’y a aucun nuage. C’est beau, émouvant.
Dernière immersion
Ça marche ! C’est génial. J’ai réussi ! j’ai revécu le souvenir que je viens de sauvegarder. Avec une électrode connectée au cerveau, une capsule remplie de particules, un peu de programmation, je peux relire ce que j’ai vécu, le revivre comme si j’y étais. C’est presque magique. J’ai envie de pleurer.
Je ferme les yeux en pensant à ce que tout cela va permettre : retrouver les assassins en partant de leur enregistrement et de celui de leur victime. Les vols, la violence, les meurtres ne seront plus que des mauvais souvenirs.
Jean sans bien savoir pourquoi arrive à se connecter à son ancêtre. Il peut même échanger avec lui dans ce souvenir qu’il est en train de partager.
– « C’est vrai. Mais en même temps plus aucune liberté, un contrôle total sur les faits et gestes de tout le monde. La possibilité pour les puissants de revivre ce qu’ils veulent quand ils veulent, de violer l’intimité sans vergogne » dit Jean
– « Je crois en l’être humain, je suis sûr que cela rendra la société meilleure. Quand on vit l’expérience de quelqu’un de l’intérieur, on le comprend en étant à sa place et cela rend forcément bienveillant vis-à-vis de lui » lui répond l’ancêtre.
– « Ton rêve est beau. Mais ce n’est pas cela qui va se passer. Je viens de ton futur. Je ne sais pas vraiment comment nous pouvons dialoguer ensemble. Je ne devais que revivre ta découverte. Mon accident cérébral a dû me transformer. Les êtres humains vont être les esclaves d’une dictature mondiale, gouvernant tous leurs faits et gestes. Il leur reste juste la liberté de penser et encore … les Intelligences artificielles sont maintenant capables de lire leurs émotions sur leurs visages. Je suis désolé » déclare Jean sur un ton triste, désabusé
– « Que va-t-on devenir ? » conclut l’ancêtre.
J’ai pris la hache qui sert normalement pour couper le câble de l’ancre si elle était bloquée et j’ai sabordé mon bateau, centre de recherches. J’ai commencé à couler avec lui. Si je survivais, j’étais sûr que je ne pourrais pas m’empêcher de partager mon invention.
Avant de perdre sa conscience, son existence, Jean comprend que l’ancêtre, inventeur des capsules de mémoire a pu modifier le passé à travers la réactivation de son souvenir. Il a détruit sa découverte en se suicidant.
Dans ce monde nouveau qui vient de naitre, Jean, le rebelle, n’a jamais existé, la salle de contrôle non plus. Tous ses souvenirs, réels et sauvegardés, ont disparu.