Serge sommeille assis dans son fauteuil devant l’écran de son ordinateur qui le regarde sans faire attention à lui. Ingénieur spécialisé dans la sécurité des systèmes informatiques, il est en arrêt maladie depuis trois semaines.
Sa pièce-à-vivre est rudimentaire : une table ronde en bois sur laquelle est posé le réveil, une chaise en acier avec un coussin orange, un tableau abstrait bleu nuit parsemé de taches jaune d’or, un établi en céramique blanche avec un évier, rempli par des couverts sales, et un micro-onde antédiluvien, un réfrigérateur bleu et une armoire de rangement, verte de deux mètres de haut. Un halogène posté à côté du frigidaire éclaire la pièce d’une lumière blafarde, tout en servant de portemanteaux. Sa porte d’entrée est fermée à clef de l’intérieur par trois serrures encastrées multipoints et un verrou. Une porte-fenêtre, qui donne sur un balcon minuscule, apporte un pâle éclairage de l’extérieur. Une petite porte donne sur une salle de bain pour lilliputien dans laquelle la douche côtoie la cuvette des w.c. de très près. Sur une étagère trône un stock de papiers toilette. Sous l’étagère, accroché, un balai miracle tout-en-un avec des poils en caoutchouc dotés d’une technologie ionique, cadeau de sa mère.
Tout est silencieux à part le bourdonnement du ventilateur de l’ordinateur et le ronflement de Serge, qui rêve en frissonnant. Il doit bien avoir trente-neuf de fièvre.
Au-dehors, la société se délite, les individus se referment sur eux-mêmes. Comme Serge.
Il est devenu criminel de pousser une colère, interdit de draguer un autre être humain ou de faire des blagues qui pourraient vexer quelqu’un ou une partie de la population. La douleur ne doit plus exister et les morts doivent être cachés puis incinérés au plus vite. Les relations deviennent stéréotypées, sans excès ni âme, fades. Il ne faut pas que les maladies se transmettent, et donc les contacts sont aussi à proscrire. Il reste les jeux vidéo pour tuer et/ou violer et les réseaux sociaux pour insulter et/ou maudire (anonymement). L’autre solution est la drogue qui permet de tout oublier avant de sombrer rapidement dans l’oubli.
« L’évolution de l’humanité vers le narcissisme et l’isolement qui mènent à la drogue et au suicide est un fait inéluctable », proclament des sociologues très sérieux.
Des systèmes de caméras ont été installés dans les rues pour suivre à la trace tous les individus grâce aux intelligences artificielles programmées pour la reconnaissance faciale. Avec cela et le pistage des puces des téléphones complété par l’enregistrement de tout ce qui se passe sur internet, plus personne ne peut avoir de secret (sauf en se promenant en forêt sans son téléphone, et encore !). Les vols et autres agressions ont quasiment disparu. Il ne reste plus que des crimes passionnels, rendus rares aussi par le self-contrôle que chacun avait dû apprendre dès son plus jeune âge.
Serge se réveilla avec un énorme mal de tête. Il se traina jusqu’à son armoire, l’ouvrit et prit son second doliprane de la journée dans le tiroir pharmacie. Il l’avala d’un trait après avoir rincé un des verres qui croupissait dans l’évier.
Ce n’était pas encore l’heure de manger. Il retourna dans son fauteuil et navigua sur la toile. Il adorait errer en partant d’une photo qui lui plaisait. Il aimait les scènes qui mettaient en jeu des personnes dans des situations plus ou moins absurdes. Il dérivait de l’une à l’autre, en capturant une à l’occasion. Il pouvait y passer des heures.
Son réveil sonna l’heure du diner. Serge prit un plat dans le congélateur, le mit dans le micro-onde et s’assit à table le dos bien droit (reste d’une éducation stricte dont il n’avait jamais réussi à se débarrasser). Sa réserve baissait, il faudrait qu’il fasse bientôt une nouvelle commande. Son plat était comme tous les autres, aseptisé, sans sel (c’est mauvais pour le cœur), sans graisse (attention au cholestérol), sans gluten (trop de monde était devenu allergique), sans viande (il faut protéger la planète) et sans colorant (potentiellement toxique à long terme). Il l’avala en cinq minutes, et rangea l’assiette et les couverts dans l’évier.
Serge se servit un verre de porto (il en avait une réserve en bas de l’armoire) et retrouva son fauteuil pour regarder les informations à vingt heures tapantes (autre reste de sa jeunesse). Le taux de suicide et le poids moyen des Français avaient encore augmenté au trimestre dernier. Vingt pour cent des gens se contentaient du revenu mensuel minimum pour survivre dans des appartements cages à lapins (avec salle de bain et toilette sur le palier). Au moins, tout le monde avait un logement.
Épuisé par sa maladie, il prit sa couverture préférée et son pyjama dans son armoire, inclina son fauteuil, et s’endormit comme un bébé.
À cinq heures, Serge se réveilla en sueur. Il avala un nouveau doliprane et, en se concentrant sur un torrent où il allait pécher avec son père dans sa jeunesse, il compta les truites et se rendormit.
À sept heures trente, le réveil sonna. Comme d’habitude. Prendre une douche, avaler un café (soluble au microonde), s’habiller (important de ne pas rester en pyjama) en écoutant les informations.
Le taux de chômage explosait. Le pays était au bord de la faillite. Les révolutionnaires des deux extrêmes se préparaient à la grève générale et voulaient la démission immédiate du gouvernement. Ce qui n’allait pas arranger l’économie et l’emploi, mais comme ce qu’ils voulaient c’était la décroissance et la démocratie du populisme (appelé aussi dictature du peuple), c’était parfait. Les médias se concentraient sur les cinq pour cent de la population qui hurlaient plus que les autres pour augmenter leur taux de pénétration.
Serge se mit au travail à huit heures trente et poussa un cri !
Une photo était apparue sur son fond d’écran, à l’insu de son plein gré. Elle montrait une réunion entre des personnes très sérieuses installées autour d’une grande table ovale. Cela se voyait à leurs cravates et à leurs tailleurs. Tous étaient en train de rire à gorge déployée, tordus sur leur chaise, comme des enfants totalement libérés de toutes contraintes.
Par réflexe, il chercha sur son disque dur si d’autres informations avaient été importées, si son système était corrompu. Pas de virus, pas de logiciels espions, son PC était propre. Rassurant. Il identifia cependant un fichier suspect, créé pendant la nuit et pas par lui.
Pas content du tout que quelqu’un se soit permis d’accéder à son ordinateur, Serge décida d’enquêter. En piratant un logiciel d’analyse des visages, il réussit à identifier sans difficulté ces stars du business, milliardaires et influents. Le premier fichier douteux n’était pas piégé. Il contenait l’enregistrement d’une discussion assez courte en anglais.
« Génial votre nouveau gaz ! Si facile à répandre partout. Cette trouvaille du fou rire pendant vingt minutes au départ, juste avant une fièvre terrible pendant deux jours avec vomissements, toux, fatigue et mal de tête, est top ! Quel humour ! Et quels résultats après ! trente pour cent de la population stérilisée ! Nettoyage radical de toutes les personnes fragiles ! Tous les survivants adoucis, rendus beaucoup plus dociles !. Cerise sur le gâteau, la peau des mourants, quand les pustules éclataient, rediffusait le gaz ! »
Serge essaya des logiciels de reconnaissance de voix sans succès. Impossible de remonter vers l’origine des émetteurs du fichier ou de l’image. Il chercha par recoupements, croisements des infos sur internet, y compris sur le dark web. Rien. Il continua pendant des heures et des heures, creusant des pistes, faisant tourner des intelligences artificielles espionnes sur les réseaux sociaux, piratant des systèmes.
Quand Serge releva la tête de son ordinateur, c’était déjà le lendemain. Il était déprimé et épuisé. Il se leva et passa sous la douche. Et il commença à hurler de rire tout seul.
À six heures du matin, Serge se réveilla brutalement. Compter les truites n’était pas une idée. Il venait de faire un cauchemar affreux. Il se rua sur son ordinateur. Son fond d’écran n’avait pas changé.
Serge se lava, s’habilla et sortit. Dans la rue, le soleil brillait. Les gens souriaient.
Des caméras le traçaient partout où il allait. Et alors ? Il n’avait rien à cacher.
Serge ne pouvait pas pousser une colère chez le boulanger parce que le pain était trop cuit, mais pourquoi le faire alors qu’il suffisait d’en demander une autre poliment. Il lui était interdit de draguer avec outrance ? Tant mieux, cela imposait plus de respect. Les blagues racistes ne devaient plus se faire en public, c’était bien normal. Elles ne font qu’entretenir des stéréotypes primaires (les juifs sont avares, les noirs sentent mauvais, les Belges sont idiots, les Portugais sont poilus, les homosexuels sont répugnants…).
« L’évolution de l’humanité vers le narcissisme et l’isolement qui mènent à la drogue et au suicide est un fait inéluctable » proclamaient des sociologues très sérieux.
Ils ont tort. Ce n’est qu’une caricature de leur propre schéma de pensée.
Les hikikomori ne sont que quelques milliers au Japon. Ces hommes qui choisissent de vivre uniquement dans leur domicile sans intérêt pour les autres ou le travail pendant plusieurs années souffraient de dépression dès l’adolescence (sans que cela ne se remarque) par manque d’amour ou simplement par absence trop fréquente de leurs parents. Ils ont choisi ce comportement pour éviter toute incertitude, tout risque, toute émotion trop intense. Ils ont pathologie psychiatrique dans la grande majorité des cas.
Dans la vraie vie, les enfants jouent dans les parcs, les amoureux s’embrassent dans les jardins, les parents se promènent avec leurs enfants.
Serge s’assit à une terrasse de café et sirota un pastis en regardant passer ses congénères.