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Situons d’abord si vous le voulez bien notre époque.
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Si l’on considère l’extrême pauvreté (moins d’un euro par jour), cela concernait plus de huit personnes sur dix dans le monde début 1800. Ils n’étaient plus que quatre (toujours sur dix) en 1980. Et nous sommes maintenant à moins d’une personne sur dix. Les êtres humains souffrent plus d’obésité (avec toutes les conséquences que cela implique) que de famine (malgré les inondations et autres sécheresses).
L’espérance de vie est passée de trente ans (début 1800) à 75 ans pendant que le revenu moyen annuel par habitant a été multiplié par 20 sur la même période pour atteindre 20 000 euros. Du coup, neuf personnes sur dix disposent d’un téléphone portable (mais moins de sept personnes sur dix ont des toilettes « privatives »). Toutes les maladies infectieuses qui faisaient des ravages (la variole, la diphtérie, le tétanos, la tuberculose, la poliomyélite, la peste) ne sont plus que des mauvais souvenirs. Nous avons encore la grippe et maintenant le coronavirus. Mais le nombre de morts reste (relativement, chaque mort est bien sûr un drame) très faible.
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Bref, nous n’avons jamais dans toute l’histoire de l’humanité vécu aussi longtemps, en bonne santé avec autant de moyens.
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En parallèle, nous avons tout de même pas loin de 300 millions de dépressifs (moins d’une personne sur vingt, plutôt dans les pays dits riches) dont un sur 20 va tenter de se suicider et 800 000 y arriver après 15 tentatives en moyenne. Ce chiffre toujours trop élevé a cependant baissé de 30% entre 2000 et 2018 dans le monde. En France, il est stable autour de 2 pour 10 000 avec un pic à 2,5 vers 1995 et une baisse à 1.5 vers 1955.
Au niveau des inégalités (des revenus) dans le monde, nous vivons une période historique : après pratiquement deux siècles de hausse continue des inégalités entre les citoyens du monde à la suite de la révolution industrielle, ce processus s’est ralenti, puis renversé depuis une vingtaine d’années. Cette rupture de tendance est le résultat d’une forte baisse des inégalités économiques entre pays, notamment entre pays développés et pays en développement. Notons quand même que dans le même temps, un autre renversement s’est produit : après plusieurs décennies de stabilité, les inégalités à l’intérieur d’un grand nombre de pays, développés ou en développement, tendent à augmenter à nouveau.
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Considérons les informations suivantes (toutes réelles)
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Un déjeuner dans un restaurant en terrasse avec des groupes de gens qui fêtent un anniversaire en rigolant, des parents avec leurs enfants qui décompressent et des couples qui partagent simplement un bon moment.
L’agression par un individu d’un chauffeur de bus qui lui demandait poliment de mettre son masque pour se protéger et protéger les autres passagers.
Des policiers renversés par des conducteurs en excès de vitesse qu’ils venaient de contrôler.
Les arguments pour refuser de mettre un masque lorsque cela est obligatoire (à l’intérieur si la distanciation physique est impossible) sont les mêmes que ceux utilisés pour refuser de porter la ceinture de sécurité en voiture il y a bientôt quarante ans.
La recrudescence des vols de montres de luxe et de colliers, surtout sur des femmes, dans Paris sur la voie publique ou dans le métro par des mineurs étrangers isolés et violents qui profitent d’un vide juridique pour multiplier ces agressions sachant que lors de l’interpellation (ayant détruit leurs papiers d’identité de leur pays d’origine) ils demeurent inemprisonnables et inexpulsables.
Un couple d’Anglais qui se marie une cinquantaine de fois dans une cinquantaine de pays différents (et ce n’est pas fini) en respectant à chaque fois les coutumes locales pour exister sur les réseaux sociaux (et ainsi avoir des revenus…)
Le marché des costumes a baissé de 60 % en moins d’une décennie (comme celui des cravates) surtout chez les jeunes qui, dans une société de confort, de cocooning et de bien-être, s’habille maintenant en sportswear en suivant la nouvelle mode de l’entrepreneur dit cool (le « startupper) qui ne veut plus incarner les codes vestimentaires du passé.
Une fillette de douze ans, violée, que certains cherchent à empêcher d’avorter.
Apple dépasse les 2 000 milliards de dollars de capitalisation boursière.
Une population (les ouïghours) victime d’un génocide dans l’indifférence générale (à part quelques articles pour la dénoncer …).
Des gens qui postent à longueur de journée sur les réseaux des photos d’eux, de ce qu’ils mangent, de ce qu’ils regardent, de scènes plus ou moins drôles genre vidéo gag … avec des « followers » par milliers.
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Aucun rapport me direz-vous et vous n’aurez pas tort.
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Nous assistons à un repli égoïste et narcissique. Certains enfants éduqués en mode « tu es quelqu’un de spécial » (alors que tout le monde regarde les mêmes séries et porte les mêmes vêtements) ou au contraire, laissés à eux-mêmes font des démocraties occidentales, maintenant qu’ils ont vingt ans, des pays en voie de morcellement ou plus personne n’est prêt à renoncer à un peu de bien être individuel pour renforcer celui du collectif. Nous allons vers de plus en plus d’insécurité (alors qu’il y a des caméras dans les rues, que tout le monde est tracé par son téléphone) et d’incivilités (vive l’éducation civique nous que nous avions à l’école). Vivre ensemble implique de respecter des règles et des lois. Profiter de la société sans en accepter les contraintes est irresponsable.
Pendant ce temps, dans les entreprises, nous mettons en valeur les « soft skills » à travers des myriades de consultants et de « coachs », tous plus pertinents et optimistes les uns que les autres.
Le QI est dépassé ! vive l’intelligence émotionnelle (savoir réagir en cas de conflit pour le désamorcer, ne pas se comparer aux autres, pardonner les erreurs). Une mauvaise habitude est un pléonasme ! vive l’adaptabilité (adapter son discours et son attitude aux contextes, décider de la meilleure réponse à apporter).
Le tout en acceptant avec enthousiasme la remise en question (faire l’effort d’aller vers les autres et de se remettre en question, toute critique constructive est bonne à prendre) pour développer son sens des responsabilités (assumer son rapport à l’entreprise, se sentir responsable de son travail) dans le respect (accepter les opinions, les faiblesses et les qualités des autres, les considérer avec bienveillance) et avec assertivité (exprimer ses opinions – et les défendre courageusement – sans entamer les droits d’autrui ni l’agresser).
Dans un monde de plus en plus sous tension et compétitif, il s’agit, pour être un « bon » salarié ou un « bon » manager d’être créatif dans les réponses apportées et de traiter les problèmes au lieu de les fuir.
Le décalage avec la rue et les « sauvageons ensauvagés » qui s’y trouvent devient de plus en plus criant. En simplifiant, on retrouve dans ces « casseurs », des bandes organisées et hyper structurées à tendance anarchiste fascisante, des jeunes désœuvrés au parcours scolaire chaotique qui se défoulent et des citoyens lambdas qui suivent le mouvement. À un moindre niveau, on peut citer aussi les gilets jaunes qui vandalisent les biens publics (qu’ils ont eux-mêmes payé) pour protester et exister.
Les « gilets jaunes » sont majoritairement en situation d’emploi (57 % d’entre eux), en retraite ou préretraite (21 %). Les ouvriers et les employés sont surreprésentés par rapport à l’ensemble des personnes interrogées (respectivement + 9 et + 4 points). Ils vivent majoritairement dans des communes rurales (28 %, + 5 points par rapport à la moyenne) et sont surreprésentés le long de la « diagonale du vide » (de la Meuse aux Landes où les densités de population sont relativement faibles). Les femmes y sont très présentes en particulier les femmes seules avec enfants. Leur niveau de vie moyen est de 1 486 euros, soit près de 300 euros de moins que celui de l’ensemble de la population.
Ils partagent largement le sentiment de vivre dans une société injuste (87 %), bien plus que pour l’ensemble de la population (+ 9 points) et décrivent aussi un sentiment de déclassement, 69 % d’entre eux estimant que leurs parents vivaient mieux qu’eux à leur âge (17 points de plus que l’ensemble de la population).
Ils sont aussi les plus « pollués » par les « fake news » et les théories complotistes qui circulent dans les réseaux sociaux.
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Tout cela me laisse profondément perplexe.
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Nous sommes en pratique dans la société d’abondance dont rêvaient les anciens. Pourtant, le nombre de gens qui la refuse est de plus en plus important (en termes de visibilité par les « communicants » – journaux télévisés, presses, réseaux sociaux – en tout cas), et la violence qui accompagne ces mouvements est aussi de plus en plus radicale et aveugle. Ils ne veulent pas du monde actuel (dit « capitaliste ») mais n’ont rien de réaliste à proposer à la place. Les démocraties restreignent de plus en plus les libertés pour lutter contre ces phénomènes ce qui ne fait que les nourrir.
Manque d’espoir parce qu’ils ont déjà tout ? Jalousie perverse de ceux qui ont eu la chance de réussir (en ayant souvent fait les efforts pour) ?
Les civilisations vivent toutes des cycles avant de se transformer de façon disruptive. En pratique, les peuples eux survivent .
La « vie » d’une civilisation commence par les pionniers, puis les conquêtes. Viennent ensuite le commerce et l’affluence. Cela laisse le temps à l’intellect de se développer. Puis tout se termine par la décadence, le tout sur une durée moyenne de 300 ans et quelques.
Cette décadence est marquée par la défensivité (le repli sur soi, le rejet de l’étranger), le matérialisme et la frivolité. Elle est souvent provoquée par une période trop longue de richesse entrainant un accroissement des inégalités, l’égoïsme et la perte du sens du devoir face à une oligarchie qui accapare tous les pouvoirs.
Si l’on date le début de notre civilisation actuelle au démarrage de l’ère industrielle (disons 1800), il nous reste encore pas mal de temps pour réduire les inégalités économiques perçues (en assurant une répartition à peu près équitable des ressources) et bien gérer les ressources en question pour qu’elles ne s’épuisent pas !
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Bref, tout va bien.
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Nous vivons une « révolution » ou tout le monde à accès à l’information immédiatement (et se trouve confronter au mode de vie de ceux qui ont beaucoup d’argent … merci « les dieux sont tombés sur la tête »), ou l’importance relative de la collectivité devient de plus en plus faible par rapport à l’époque des luttes pour les « libertés (droit de vote, droit d’expression, …) et où l’angoisse d’une dégradation forte du climat (et donc de l’espace de vie) devient prégnante.
C’est une époque formidable pour créer de nouveaux modèles, revoir nos modes de consommation, favoriser le partage, encourager l’innovation et l’entrepreneuriat.
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Alors, réjouissons-nous, respirons par le nez, décompressons et avançons !