Les grands dirigeants de la société étaient réunis au complet chacun chez lui dans sa pièce de travail, souvent son bureau ou le salon voire la cuisine (un seul en l’occurrence). Ils étaient peignés, rasés de près, portaient avec une chemise ou un chemisier propre. En dessous, non visible à la vidéo, c’était du grand n’importe quoi: pyjama, caleçon ou culotte, jean délavé troué, pantalon de costume (rarement).
Le monstre s’était jeté sur la nation comme la vérole sur le bas-clergé. Il fallait obvier à ce danger, vite et bien, comme toujours. C’était leur sacerdoce.
Un seul membre, Christophe, était ultracrépidarien, un exemple parfait de l’effet Dunning-Kruger : moins il en savait et plus il croyait en savoir et plus il pérorait. Les autres parlaient à leur tour des aspects qu’ils maitrisaient, poliment, respectueux de la parole des autres (pas forcément en écoutant vraiment, mais en tout cas, en le laissant s’exprimer).
La nation se chargerait de trouver une solution vulnéraire pour la population. À eux de permettre à leur entreprise de survivre, pour le bien des actionnaires et des salariés (et aussi pour leur propre rémunération qu’ils comptaient bien conserver intacte).
Philippe, le directeur général, alliciant et captieux, prit la parole. Son discours, pas nitide pour un sou, était filandreux voir sinueux. Au bout de quelques minutes, les autres s’étaient perdus dans ses méandres ayant même réussi à oublier le sujet initial. Certains suivirent l’actualité sur internet, d’autres traitèrent leurs mails ou regardèrent une vidéo (en ayant pris soin de couper leur micro). Philippe termina sa harangue avec emphase : « Nous sommes au bord de la falaise. Ne restons pas statiques. Faisons tous ensemble un grand pas en avant ! » Il était doué pour gérer les priorités et les projets, pas pour les prises de parole.
Le Président, Armand, résuma compendieusement la situation :
« Mes amis, notre chiffre d’affaires va plonger et nos marges se contracter. Nous devons capitaliser sur nos offres pour trouver immédiatement d’autres créneaux, réduire la voilure au maximum en profitant des aides étatiques et anticiper dès maintenant la reprise. À vous de jouer. Nous nous revoyons dans trois jours à quinze heures pour faire le point sur les plans d’actions que vous proposerez. »
Armand était un agélaste sans hubris, humble sans modestie. Comme le disait Sartre, « La modestie est la vertu des tièdes ». En toute humilité, il n’augmentait ni ne déniait ses atouts et ses faiblesses. Pour lui, la modestie est une convention sociale de l’ordre du paraître, alors qu’interne et profonde, l’humilité exprime la vérité de soi. Il était tout à fait d’accord avec Neel Burton, « les vraies personnes humbles ne vivent pas pour elles-mêmes ou pour leur image, mais pour la vie en elle-même, dans une condition de paix et de plaisir purs ». Pour son équipe, il recherchait en permanence l’eurythmie (selon la formule « in varietate concordia ») et savait faire preuve de résipiscence. À noter, il était aussi sans pitié.
Michèle, la directrice des ressources humaines (l’entreprise n’avait pas encore passé le cap pour remplacer son titre par Chief Happiness Officer, les salariés ne comprenant pas tous l’anglais) décida de proposer des oukases basiques et pragmatiques. Face à ce cygne noir, tout le monde devrait se laver les mains avant et après avoir touché à un objet qui n’était pas le sien (genre une poignée de porte, un stylo, un interrupteur …), se ternir à plus d’un mètre cinquante des autres (ce qui n’allait pas faciliter les choses dans les ascenseurs), et porter un masque noir et des gants blancs (quand les achats les auraient achetés et que la logistique les aurait distribués. En attendant, le masque ne serait pas obligatoire. Et pour les gants, il n’y avait qu’à prendre ceux utilisés l’hiver qui feraient bien l’affaire pour temporiser).
Valia, la directrice de la communication était atteinte d’hypégiaphobie. Elle paniquait dès qu’elle devrait prendre une décision. Face au stress, elle était sujette à la moria et basculant en mode excitation euphorique joviale, elle envisagea de soumettre plusieurs plaisanteries pour décompresser l’atmosphère.
• On vous ment ! « Porter un masque et des gants est suffisant pour aller au travail ». C’est faux ! Au bureau, tout le monde sera habillé !
• Protégez-vous sinon vous serez touché ! tant qu’il n’y aura pas assez de gens immunisés – donc touchés – vous devrez vous protéger. Belle aporie
• Savez-vous qu’après deux mois sans coiffeur, quatre-vingt-dix pour cent des blondes auront disparu de notre entreprise ?
• Pour votre CV vous pourrez être créatif : que faisiez-vous en 2020 ? je me lavais les mains !
Paul, le directeur des systèmes d’information, atrabilaire depuis que tout le monde disait que tout était de sa faute (ce qui ne datait pas d’hier), bascula dans l’irénisme. Dorénavant, il tolérerait en gardant son calme et sa tranquillité toutes les erreurs même graves dans l’espoir qu’il serait un jour en paix. Ingénieur de formation, il mettrait en avant le rasoir d’Ockham : pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ! Les salariés avaient besoin chez eux d’un grand écran, d’un ordinateur puissant et d’un réseau à grand débit (pas que pour les réunions en vidéo à distance … aussi pour regarder les séries …) : il proposa que les achats en commande pour tous ceux qui n’en avaient pas et que cela soit livré (rapidement) chez eux (avec la documentation adéquate). Tant pis pour le budget !
Maurice, le patron de la production (il aimait qu’on l’appelle Chef, il trouvait le terme de Directeur trop galvaudé) fidèle à son vigilantisme proposa de faire ce que ses collègues (qui pourtant, vu de sa fenêtre, possédaient la nescience de ce qu’il fallait mettre en place) lui demanderaient de faire. En réalité, il mettrait partout des gardes-chiourme à ses bottes et tout se passerait bien via un message comminatoire qu’il enverrait en douce à toutes ses équipes. Il subodorait que cette période serait une bonne occasion de se mettre en avant. Quelques cavillations bien placées suffirait pour qu’Armand voit en lui le messie. Pendant que d’autres baguenaudent, lui il travaille !
Le surlendemain, un chercheur (sorte alchimiste moderne légèrement déjanté), en faisant une expérience qui n’avait strictement rien à voir (il cherchait à augmenter la productivité de la culture des pois chiches à la demande d’un indien de ses amis qui lui versait sa sportule) trouva un traitement prophylactique qui permettrait de mithridatiser la population en moins de deux. En fin de journée, dans une logorrhée assez abscons (sauf pour les érudits), le chercheur expliqua à un aéropage de journalistes sa trouvaille. Une heure après des centaines d’articles inondèrent le web en expliquant ce qu’il fallait prendre et faire (avec beaucoup d’incohérences et d’approximations). La communauté scientifique hurla que ce sardanapale devrait vite aller à Canossa. La pseudo découverte de ce bélître n’était qu’un salmigondis. L’incurie dont il avait fait preuve était une contumélie pour le peuple. Il controuvait sans vergogne.
Pourtant, son remède coruscant fut adopté par tous en deux temps trois mouvements. Il devint rapidement une coutume vernaculaire. Tous ces vieux savants obsolètes n’avaient rien compris à la sérendipité.
À quinze heures, comme prévu, l’équipe de direction se réunit à nouveau. Même si une solution semblait être trouvée, il faudrait quelques semaines avant que la situation ne redevienne normale.
Armand fit une introduction stratosphérique de haut vol :
« J’ai lu attentivement toutes vos suggestions. Certains d’entre vous font preuve d’une impéritie flagrante. D’autres ont achoppé par leur intempérance : leurs excès pour résoudre cette crise obérerait notre groupe en provoquant une gabegie phénoménale. Il y a aussi un zélateur parmi vous. Faire le rodomont en prônant la collapsologie n’a aucune valeur ajoutée. Nous vivons dans un monde labile, il faut que nous soyons en capacité de nous adapter en permanence, ne jamais être réduit à un ilotisme industriel. Pour atteindre l’ataraxie, il faut rejeter les sycophantes qui clabaudent sans fin. Nous, et moi en premier, devons faire preuve d’assertivité et de réalisme. »
Chacun se disait que cet amphigouri n’augurait rien de bon.
Après une pause, Armand enchaina :
« En accord avec le conseil d’administration que j’ai consulté ce matin, vous êtes tous virés. Il nous faut faire des économies, commençons par supprimer ce qui coute cher. En parallèle, j’ai contacté certains de vos collaborateurs directs pour mettre en place un nouveau comité de direction qui sera en charge de piloter le plan de sauvegarde de l’emploi d’une part et le plan de relance d’autre part. Vous pouvez raccrocher la réunion est terminée. »
Dictionnaire (au cas où) …
Abscons – obscur, mystérieux, difficile à pénétrer
Aréopage – assemblée plus ou moins solennelle de personnes réunies, pour débattre d’affaires (le tribunal d’Athènes qui siégeait sur la colline d’Arès)
Agélaste – qui ne rit pas ou n’a pas le sens de l’humour
Alliciant – séducteur, attirant
Amphigouri – texte ou discours obscur, embrouillé, peu intelligible
Aporie – contradiction insoluble
Assertivité – capacité de s’affirmer dans le respect d’autrui.
Ataraxie – quiétude absolue de l’âme
Atrabilaire – porté à la mauvaise humeur, à l’irritation, à la colère, à la mélancolie
Baguenauder – passer son temps à des choses frivoles et sans importance
Bélître – homme de rien, sot, importun.
Canossa (aller à) – demander pardon avec humilité ; reconnaître ses fautes, ses erreurs de façon humiliante. (cf. la « pénitence de Canossa » : en 1077, Henri IV, roi du Saint-Empire romain germanique, s’agenouille devant le pape à Canossa (Italie) afin qu’il lève l’excommunication prononcée contre lui)
Captieux – qui tend à tromper, qui séduit par de belles, de fausses apparences.
Cavillation – argument ou raisonnement subtil et spécieux
Chiourme – ensemble des rameurs d’une galère ou
ensemble des condamnés d’un bagne. garde-chiourme :
surveillant des chiourmes
Clabauder – critiquer injustement une personne, médire.
Collapsologie – doctrine de l’effondrement imminent de la civilisation industrielle, conséquence du pic de production du pétrole, du réchauffement climatique, de l’augmentation de la population et de la toxicité des pesticide.
comminatoire – qui menace pour intimider.
Compendieusement – brièvement, succinctement, mais sans rien omettre d’essentiel.
Contumélie – offense grave et blessant
Controuver – affirmer des faits entièrement erronés (souvent avec une intention malfaisante)
Coruscant – qui brille intensément, qui scintille ; style caractérisé par l’usage de tournures et de mots rares
Cygne noir – Evénement imprévu aux effets majeurs, susceptible de remettre en question tout un système (cf. Nassim Nicholas Taleb). Espèce de cygne de couleur noire, originaire d’Australie, dont l’existence n’a été découverte que tardivement (1697).
Eurythmie – beauté harmonieuse résultant d’un agencement heureux et équilibré, de lignes, de formes, de gestes ou de sons.
Hubris – orgueil exagéré, démesure.
Hypégiaphobie – peur des responsabilités. « Atteint d’hypégiaphobie, il perd ses moyens dès qu’il lui faut prendre une décision. »
Ilotisme – condition d’une personne en état de dépendance vis à vis d’une autre, ou réduite à la déchéance physique ou morale.
Impéritie – incapacité, inhabilité, défaut de compétence dans la fonction que l’on exerce
Incurie – manque de soin ou d’application dans l’exercice d’une fonction ou l’exécution d’une tâche
Intempérance – manque de retenue, excès (d’une pers.)
In varietate concordia – Ce sont les particularités individuelles de chaque membre qui font la force et la richesse de l’Union (devise de l’Union européenne).
Irénisme – attitude d’esprit selon laquelle on tolère de façon tranquille des erreurs graves, inacceptables, par désir exagéré de paix et de conciliation.
Labile – fragile, instable, changeant, précaire. Susceptible de subir des modifications.
Logorrhée – flot de paroles rapide et incoercible, généralement d’origine pathologique
Mithridatiser – immuniser contre un poison par accoutumance progressive.
Moria – trouble neurologique se caractérisant par un excès de jovialité, associé à une excitation euphorique donnant une certaine tendance à la plaisanterie.
Nescience – absence de savoir, de connaissance
Nitide – resplendissant, brillant. « Un discours nitide, éloquent et juste. »
Obérer – accabler d’une lourde charge financière, endetter jusqu’à la ruine
Obvier à – prendre les dispositions nécessaires pour parer à un mal possible.
Oukase – ordre impératif, décision arbitraire et sans appel.
Prophylactique – qui prévient la maladie
Rasoir d’Ockham – de raser, qui en philosophie signifie « éliminer des explications improbables », et Ockham, nom d’un philosophe du XIVe siècle] principe selon lequel l’explication la plus simple est la meilleure (= « principe de simplicité » ou « principe de parcimonie »).
Rodomont – personnage fanfaron et hautain
Sportule – gratifications (illicites), pots-de-vin versés avec régularité.
Salmigondis – Ramassis d’idées, de paroles ou d’écrits formant un tout disparate et incohérent
Sardanapale – personnage riche qui mène une vie de débauche, dissolue.
Sérendipité - ne figure pas dans les dictionnaires français. Issu de serendipity, il signifie « don de faire des trouvailles ». C’est la version réactualisée du « quand on ne cherche pas, on trouve ». Christophe Colomb constitue un parfait « sérendipiteur ».
Subodorer – sentir par intuition qqch qui est caché, latent
Sycophante – calomniateur, délateur ; pers. hypocrite, fourbe.
Ultracrépidariens -personnes qui donnent leur avis sans avoir de connaissances sur le sujet.
Vernaculaire – propre à un pays, à ses habitants
Vigilantisme – exercice de la loi de manière individuelle et en dehors de toute procédure judiciaire légale
Vulnéraire – qui guérit les blessures
Zélateur – partisan, défenseur ardent d’une cause ou d’une personne.
Et si vous voulez aller plus loin :
https://webnext.fr/dictionnaire-du-beau-francais-mots-rares-et-recherches-1016.html
Moi je veux un exemplaire dédicacé quand le tome 1 sera en librairie!
Merci Antoine pour ces petites parenthèses en ces moments de confinement…
Bonjour Thibault
Merci pour le commentaire, ça fait plaisir
Tu peux commander les 2 premiers recueils sur mon site … (et comme c’est moi qui fait l’envoi, je pourrais te les dédicacer en passant)