Il essaya plusieurs méthodes : c’est le plus fort qui gagne. Les faibles se prirent des baffes et quelques plus forts créèrent des clans sur lesquels ils régnèrent sans partage. Au début, les tribus étaient composées de quelques individus. Les quelques rebelles partaient voir ailleurs s’ils y étaient. Le système tenait plus ou moins (avec une bavure ou deux de temps en temps). Les groupes devinrent des villages, puis des villes, puis des peuples, puis des pays. Le plus fort (promu au passage roi ou empereur) continuait à assumer le rôle de boss, parfois de façon éclairée, mais le plus souvent à la va-comme-je-te-pousse du moment que je conserve mon pouvoir à moi. Grosse erreur, les forts vainqueurs imposèrent leur descendance comme nouveau plus fort. Sauf que ce rejeton se faisait balayer par d’autres, plus forts que lui, au cours de guerre où les faibles (embauchés comme soldatesques) périssaient à la pelle. Demos se dit qu’il fallait que ça change !
Il découpa en rondelle (au niveau du cou) le fort en chef et s’empara du pouvoir. En fait, pas lui, mais ceux qui prétendaient le représenter. Cela se termina par des massacres, des guerres et un empereur (petit certes, mais puissant). Il fallut un peu de temps et de cafouillages pour que quelqu’un invente un nouveau concept : un homme = une voix ! (Il est à noter qu’à l’époque de cette belle innovation les femmes comptaient pour du beurre sauf pour faire des enfants et s’occuper d’eux et de la maison.)
Les citoyens (Demos venait de se rebaptiser) votèrent. Une majorité se dégagea. Une minorité se fit aplatir (selon eux bien sûr). On retrouvera des forts (élus) et les autres. Pour contrôler ce dangereux pouvoir, Kratos se découpa en rondelle : d’un côté l’exécutif, de l’autre le législatif et enfin le judiciaire. « Ou l’on va » pour le premier, « comment » pour les seconds et « en rang par deux » pour le troisième. Cela avait l’air de bien fonctionner malgré quelques abus (venant d’ailleurs de tous les côtés, surtout quand un seul parti [élu] avait tous les pouvoirs ou presque)…
Il y eut bien quelques sages pour essayer de recadrer le tout du genre Albert Camus : la démocratie, ce n’est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité. La liberté doit être pour tous ou pour personne. C’est la seule formule de la démocratie qui vaille le sacrifice.
D’autres se permirent des images amusantes comme (selon la légende, c’est bien de lui) Benjamin Franklin : la démocratie c’est deux loups et un agneau votant sur quoi avoir à manger pour le dîner. La liberté c’est un agneau bien armé contestant le vote. Note : Les loups s’arrangeaient entre eux pour que les agneaux soient occupés par autre chose et désarmés !
Alors, Demos se dit : et si nous décidions que le but serait le consensus plutôt que la majorité des suffrages. Malheureusement, cette solution aboutissait à la stabilité la plus totale : personne ne voulait perdre ses acquis et changer. Aucun accord n’arrivait à être créé sur les réformes proposées du moment qu’elles nuisaient à certains (même si elles profitaient à beaucoup plus d’autres). La fameuse équation du changement n’était pas compatible avec cette démarche.
Pour qu’un changement se produise, il faut que la situation actuelle soit suffisamment déprimante, désolante, déplorable (D), que la vision (V) soit belle, attirante et puissante, et si cela ne suffit pas que quelqu’un donne un grand coup de pied (P) dans la fourmilière. Alors, si D + P + V est supérieur à R, avec un peu de méthode et une douce manipulation, cela peut marcher. R étant vous l’avez compris la résistance au changement selon la maxime célèbre : le changement c’est bien pour les autres, mais pas pour moi.
Au passage, certains essayèrent la planification et le partage (qui finit par devoir être imposé avec un système complexe d’espionnage généralisé), la dictature (qui se termina dans le sang et la guerre à grande échelle), l’anarchie (qui s’acheva en luttes entre clans à coup de bombes dans les voitures et autres attentats créatifs). À noter : tous ces systèmes abhorraient le principe même du vote ce qui agaçait grandement Demos.
Il se regarda tristement dans un miroir et se dit qu’en fait il n’existait pas en tant qu’entité réelle. Il n’était que l’addition (voir la soustraction) d’un très très grand nombre d’individus qui en général refusait obstinément l’hétéronomie (le fait qu’un être vive selon des règles qui lui sont imposées, selon une « loi » subie).
Un peu désappointé, Demos se dit, comme Churchill : la démocratie est la pire forme de gouvernement à l’exception de toutes celles qui ont été essayées au fil du temps. Juste après avoir prononcé cela, Winston se permit d’ajouter dans la foulée ce qui est moins connu : mais il existe le sentiment, largement partagé dans notre pays, que le peuple doit être souverain, souverain de façon continue, et que l’opinion publique, exprimée par tous les moyens constitutionnels, devrait façonner, guider et contrôler les actions de ministres qui en sont les serviteurs et non les maîtres.
Bref, si vous élisez des abrutis égocentriques accrochés au pouvoir, ne vous en prenez qu’à vous-même ! Élisez des gens qui ne veulent pas l’être (ce qui est compliqué, il faut bien le reconnaitre) et qui se considèrent comme au service de leur mandat.
Demos fit contre mauvaise fortune bon cœur et se contenta d’un Kratos symbolique, ce qui lui suffisait la plus tard du temps (quand le jeu entre les trois pouvoirs était en équilibre et tenait la route dans le temps).
Arriva alors un quatrième pouvoir largement incontrôlable, parfois d’une totale mauvaise foi sans aucun remords, et surtout complètement pollué par des groupuscules d’influenceurs : les réseaux sociaux (qui prirent à grands pas la place de la presse et des journaux télévisés, remplacés par la tyrannie de l’information au plus tôt et de l’analyse à la va-vite). Ces nouvelles autorités autoproclamées critiquaient à tout va les autres pouvoirs sans vergogne, s’insultaient entre elles (vive la pluralité des opinions) à qui mieux mieux et se défoulaient avec délectation sur des victimes non consentantes. Elles voulaient usurper la place de l’exécutif (en s’appuyant sur leur légitimité virtuelle et mouvante) pour décider ce qui était bien et bon. Elles se fichaient du législatif, toute loi étant par définition interprétable et blâmable (il est facile de trouver un contre-exemple bien saignant qui transpercera le cœur des bien-pensants). Elles s’octroyèrent le droit de juger quitte à aller jusqu’à s’attaquer à la morale, aux bonnes mœurs et au passé.
Les likes et autres tweet étaient versatiles, faisant et défaisant les stars, surfant sur toutes les populations de la planète dans toutes les langues, se pourléchant les babines des fakes et adorant les théories complotistes. Tout le monde se considérait comme expert de tout (et surtout de n’importe quoi) et l’ultracrépidarianisme devint la norme.
Demos se dit que l’on courait tout droit vers une grande pagaille, ce qui peut être dangereux quand on se rapproche du bord du précipice. Il avait le moral dans les chaussettes.
Pensant à son passé, il se rappela que toutes les civilisations étaient cyclothymiques et cycliques. Il est juste dans une phase dépressive d’une part et en fin de cycle d’autre part. Ce qui, avouons-le, peut laisser perplexe même les plus endurcis.
Il suffisait d’attendre le début du prochain cycle qui serait forcément une période euphorique et ça irait mieux ! Ça tombait bien, Demos était par nature patient et à la fin, il réussirait bien à attraper Kratos.