H et S vivent ensemble avec leur ami T.
H est un homme comme il faut, ni trop grand ni trop petit, propre sur lui. Il maîtrise l’art de passer inaperçu. Il porte bien sa quarantaine ni franchement laid, ni étonnamment beau. H se force à ne pas à avoir de style vestimentaire particulier, ses cheveux bruns sont coiffés courts. Les gens qu’ils croisent seraient bien en peine s’ils devaient en faire un portrait robot. Il ne fait pas sportif : ses épaules sont mollement voûtées. Il ne ressemble pas à un intellectuel : il n’a pas de lunette. Son regard marron est calme, posé. Il n’irradie pas le charisme sauvage, il ne fait pas inconsistant non plus. Sa présence est celle d’une ombre pleine, que l’on note au passage, sans l’enregistrer.
S pèse une tonne et demie. Il est fier d’être un Renault Scenic Jade. Il aime sa couleur gris éclipse. Son coffre fait quatre cent litres, mille huit cents en rabattant les sièges arrières. Il transporte facilement tout ce dont H a besoin. Il est trop consommateur de diesel en ville, il le sait. Il essaye de suivre un régime. Il a quand même seize soupapes ! Parfois, S fait des cauchemars : H discute avec des amis de voitures. Le premier dit « Et bien moi dans ma nouvelle BMW, j’ai l’air conditionné à chaque place assise ». Le second en rajoute : « Moi dans mon Audi, j’ai l’air bag allégé de luxe pour tous les passagers». Et H répond alors : « Et bien moi dans mon Scenic, j’ai l’air … con ».
T est leur lien avec le monde. Sur son écran, ils peuvent voir tout ce qui se produit, partout. Grâce à son oreille et à sa bouche, ils communiquent avec les autres. T ne pèse pourtant que trois cent grammes et ne consomme presque rien.
H a installé dans le coffre de S tout ce qu’il lui faut pour profiter d’une existence agréable : une malle avec quatre pantalons, quatre polos en laine épaisse et quatre chandails aux manches retroussables et une mallette contenant deux semaines de sous-vêtements et une trousse de toilettes. Dans la boite à gants, il cache une sacoche réceptacle de ses souvenirs secrets, et de quoi se soigner au cas, fort improbable, où cela s’avérerait nécessaire. Il y a aussi planqué une lame tranchante et aiguisée, juste pour se rassurer : il n’oserait jamais s’en servir contre quelqu’un ! Minimalisée et résumée aux essentiels, son existence ne lui offre aucune possibilité d’extension. Son seul trésor est son stock de livres. Ceux qu’il a décidé d’acheter, pour pouvoir les relire, les sentir, les toucher. Ils sont rangés, soigneusement emballés dans du papier kraft, à la place habituellement occupée par la roue de secours.
S passe sa journée à déplacer H d’un endroit à l’autre aux hasards de leurs rencontres. Le soir, dans un grand parking désert peuplé par trois dobermans sous alimentés, S patiente, en attendant que H revienne de son travail. Pour s’occuper, S écoute des blagues à la radio. Il a bien apprécié celle-là : « J’ai un ami policier. L’autre jour, il arrête une voiture avec trois personnes suspectes à l’intérieure au péage de l’autoroute. Il en fouille le coffre et trouve une valise pleine de billets. Etonnant non ? Vous savez ce que lui a répondu le conducteur ?
– C’est notre argent de poche !
Alors mon ami lui a demandé ce qu’il comptait faire de tout cet argent. Et l’autre lui a dit du tac au tac :
– Je vais en profiter pour me payer mon permis de conduire !
La passagère assise à côté de lui, bien roulée d’ailleurs, a précisé très vite :
– Ne l’écoutez pas ! Il dit n’importe quoi quand il est soûl !
Et le passager qui était assis derrière a conclu :
– Je le savais qu’on aurait juste des emmerdements avec une voiture volée ! »
Le soir, H est gardien de nuit d’une entreprise de recherche biologique. Assis dans un fauteuil, il est l’esclave d’un ordinateur, poste de contrôle opérationnel chargé de la sécurité. Si une sonnerie retentie, il doit localiser le signal écarlate lumineux sur l’écran, puis téléphoner à un numéro, expliquer, attendre et prier. Jouer les héros ne servirait à rien, lui a expliqué son employeur. Lorsque le temps est à l’orage, H fait des cauchemars. Il a mis un autocollant avec son numéro de téléphone sur le coffre pour que les clients potentiels puissent le joindre. Il roule tranquillement à quarante kilomètre par heure quand soudain le téléphone sonne. Il décroche et entend : « Bonjour Gendarmerie nationale, nous sommes derrière vous, vous savez que c’est interdit de répondre au téléphone en conduisant. Veuillez vous ranger sur le bas coté. »
Pendant son travail nocturne, H s’autorise six pauses de vingt minutes pendant lesquelles il se laisse aller à un sommeil léger et réparateur. Il commence son travail à vingt heures et le termine à huit heures du matin. Cela dépasse les dix heures légales, il le sait. Le salaire qu’il reçoit compense cela avantageusement. Comme il travaille tous les jours, il dispose d’un pécule sympathique à la fin du mois pour faire l’acquisition de beaux ouvrages. Chaque nuit, il dévore un livre et tape la fiche correspondante sur T, son confident.
Dès huit heures du matin, H rejoint S et ils partent en vadrouille. L’enseigne «HORS ZONE» que H a installé sur le toit de S attire le chaland. Ils errent dans la ville au hasard de leurs envies, choisissant les lieux à fort potentiel émotionnel : hôpitaux, mairie, marchés. Ensuite, ils se laissent diriger par leurs clients, provisoirement handicapés. H fait une pause sommeil de vingt minutes dans un parking entre chaque client : il complète ses nuits. Pendant son sommeil, S se raconte des blagues : « Vous savez à quoi on reconnaît la nationalité des gens qui regarde une voiture ? L’Allemand plonge dans le moteur, le Grec focalise sur l’échappement, l’Italien joue du klaxon, l’Américain mesure la longueur et le Suisse fouille le coffre … Et le Français ? Le Français, il déshabille la vendeuse. »
A midi, ils se dirigent vers la bibliothèque. C’est leur péché mignon, leur plaisir secret jalousement gardé. H y passe trois heures à lire, chercher, écrire … lire surtout. La vielle bibliothécaire l’adore. Il est silencieux discret, intéressé, paisible, cultivé, malgré son handicap. Et ce qui ne gâte rien, poli et toujours souriant. En sortant, il passe chez le cafetier juste à côté et achète un sandwich poulet crudités. Le soir, ils nourrissent S dans une pompe, de préférence chez les elfes, le pétrole y est d’un bon rapport qualité prix. Et S trouve qu’il a bon goût. Pendant ce temps là, T recharge ses batteries.
S fait tout pour que les clients se sentent bien. Accélération douce et freinage contrôlé : les sièges en cuir rembourrés absorbent les chocs. La chaleur est maîtrisée, l’aération parfaite : pas de courant d’air. Une musique douce, du jazz rock paisible, ajoute une petite touche joyeuse. S fait avec, ce n’est pas simple d’être unique.
Dans ce monde où la fusion entre l’homme et la machine a enfin été réalisée, les voitures sont devenues les cinquièmes membres des êtres humains, les tablettes sont installées dès la naissance dans les paumes des mains et les seules traces qui restent des téléphones sont les petites antennes qui dépassent des oreilles taillées en pointe. Les livres et autres journaux ont depuis longtemps été absorbés par le web …
Seuls quelques handicapés de naissance – des hommes, des véhicules, des tablettes téléphones – vivent isolés de cette société idéale. Alors, en désespoir de cause, ces désespérés asociaux se regroupent entre eux, font des blagues et lisent … comme cela se faisait avant, quand la race humaine était encore adolescente.
Publiée au concours « 48 heures pour écrire » de Edilivre ce jour … thème : le futur …