Mahmoud est fatigué, pas seulement à cause de ses soixante-dix printemps. Il ne supporte plus les dents vertes. Il n’a aucun point commun avec eux, ils ne sont pas de son monde. Depuis le temps, il devrait être capable de digérer leurs provocations, mais il n’en peut plus de rester terré au fond de sa tanière terrorisé par la peur des conséquences. Alors il se prépare à mordre, peut-être pour la dernière fois.
Adolescent, Mahmoud a vécu la guerre, celle avec des morts, des cris et des bombes, pas seulement à travers des images à la télévision ou des jeux vidéo pour adultes en manque de violence. À l’âge mûr, il a dirigé une usine, cherchant en permanence le meilleur équilibre entre la rentabilité exigée par son conseil d’administration, la satisfaction des clients et surtout le bien-être de ses ouvriers qu’il a toujours considérés comme des amis. Cette carrière s’est déroulée naturellement, Mahmoud ne demandait pas grand-chose à la vie, sans ambition ni vocation. Il a juste profité de rencontres et d’opportunités utilisant son talent inné, sans avoir besoin de se forcer.
Pris par son travail, il est resté célibataire, même s’il a connu des aventures sans lendemain. C’est son grand regret, il aurait tant voulu avoir un enfant ! Avant de s’endormir, il envoie toujours une bise à la photo de Savannah sur sa table de chevet, la seule femme avec laquelle il aurait désiré partager son existence. Il a conservé ses dents blanches, en leur état naturel, pendant que les propositions pour les noircir ont fleuri de tout côté, la politique ne l’a jamais attiré. Tous les partis ont essayé de le récupérer pour son aspect policé, sa gentillesse désarmante et son calme rassurant.
De la fenêtre de sa chambre, au premier étage de son pavillon, il les voit sur le trottoir, lucioles venimeuses folâtrant sous le réverbère. Leurs voitures sont rangées sur l’accotement, l’une d’entre elles devant l’entrée de son garage. Cachés sous leurs cagoules, ils fument des joints en buvant de la bière bon marché, le « Hound Dog » d’Elvis Presley explosant les haut-parleurs de leurs Mercedes reluisantes. Ils ne sont que des extraterrestres amoraux envoyés par on ne sait qui pour perturber la fin de sa vie. Leur leader le répugne et ce sentiment est déjà lui fait trop d’honneur, il voudrait l’ignorer, pouvoir de le faire disparaitre dans une autre dimension en se concentrant suffisamment.
L’individu tellement détesté en question, François, répudia sa famille quand il commença à tutoyer ses quatorze ans : un père, cadre trop supérieur jamais présent accouplé par erreur à une mère, obsédée par son corps et ses amants qui le lui rendaient bien. Pour rompre tous les liens, il a abandonné ses études qui ne lui apportaient rien pour plonger dans l’univers des gangs, les dents devenues vertes. De commis sur mobylette, par son charisme sans pitié et sa disponibilité, il a été rapidement promu chef de groupe, sadique et froid. Il savait ce qu’il voulait, prêt à payer n’importe quel prix pour y arriver. Patron à vingt ans, accepté par la corporation, il a échangé la coloration de ses crocs contre la protection à vie du dentiste.
Du haut de ses trente ans, il ne craint plus rien, sauf le ridicule. Il est le premier à avoir fait entrer des filles dans son équipe. Elles sont encore plus vicieuses et perverses que les mâles, et cerise sur le gâteau, le commerce avec elles procure d’autres plaisirs. Le vieil arabe l’amuse avec ses dents sans trace et ses airs de sainte nitouche. Cet étranger insipide devrait être ailleurs, voire ne pas exister du tout. Il n’est que veulerie et bassesse, victime consentante de sa propre déchéance.
Il y a trois ans, François et sa bande ont dû quitter leur ancien repère chassés par une horde adverse. Depuis, ils se sont installés dans cette rue tranquille, point d’observation idéale pour ne pas être surpris en cas de descente inopinée des forces de l’ordre aux dents grises. Ils ont commencé à salir le quartier le couvrant de leurs déchets, à uriner sur les murs en hurlant de rire, à jeter leurs détritus malodorants dans les jardinets proprets des bourgeois indolents. Ils sont chez eux, les intrus n’ont qu’à partir.
Mahmoud passa plusieurs jours à se documenter avec en complément des leçons pratiques chez un ami garagiste. Un matin tôt, couché sous les véhicules que les voyous laissaient parfois trainer sur place après leurs soirées dionysiaques, il sabota leurs biellettes de direction. Dans les trois jours, aucun d’entre eux ne réussirait le moindre virage à plus de vingt kilomètres-heure sans risquer d’aller droit dans l’obstacle le plus proche. Son seul regret demeurait qu’ils ne sauraient pas qu’il en était le coupable.
Un soir, François grimpa par-dessus la grille du jardin de Mahmoud et vandalisa l’arrivée d’eau du pavillon. Il signa son acte d’une dent verte croisée par un F couleur de sang. Il en profita pour saccager les plantations et dégrader la porte du garage. Deux de ses hommes étaient morts dans un accident de voiture idiot. Il avait la rage.
Pourtant le matin, il était allé chez sa grand-mère Jeanne, la seule personne qu’il respectait, et avait fait le ménage du sous-sol au plafond, gentiment. Dans sa jeunesse, la pigmentation des dents n’était pas encore rentrée dans les mœurs. Les clans se repéraient par les vêtements ou les lieux d’existence. Pour pouvoir s’identifier, des groupes avaient décidé de se démarquer par un repère immédiatement identifiable : les dents. Étant une des rares à avoir hébergé des émigrés recherchés par les envahisseurs, elle avait eu droit à la couleur des justes : orange. Jeanne supportait mal la vie de son petit-fils et ses dents vertes. Sa fille n’était qu’une cruche inapte à s’assumer, une éducation permissive avait fait d’elle une femme futile, éternelle adolescente en quête de reconnaissance.
Son fils, François, était son seul succès, un enfant adorable doué et intelligent gâché par un père adoptif qui avait voulu en faire un homme idéal et l’avait braqué contre tout ce qui produit la consistance de la société.
Depuis qu’elle avait déménagé, elle s’était arrangée pour conserver un contact avec lui, suivant de loin son déclin.
Mahmoud passa beaucoup de temps à remettre en état les machines qu’il utilisait dans sa cave : le sèche-linge avait rendu l’âme, mais il réussit à sauver le lave-linge et le congélateur. Il décida de suivre des cours de tir et d’acheter une arme. En attendant d’être capable de s’en servir et ayant remarqué que certains des misérables fouillaient ses poubelles, il prit soin d’y laisser des gâteaux empoisonnés, pourtant toujours appétissants. Il commençait à se demander s’il ne devrait pas se teinter les dents en rouge comme tous les adorateurs du troisième Reich.
Mahmoud avait détecté le leader à partir des portraits en gros plan réalisés à l’aide de son système de vidéo surveillance. Patiemment, il s’était posté sur son trajet pour repérer l’endroit où il demeurait. Ce fut assez long, il devait procéder étape par étape. Après avoir identifié une rue d’où il venait, il devait ensuite trouver celle qui précédait. Il y passa plusieurs jours et finit par remonter jusqu’à la source, la maison dont il sortait le midi avant d’aller commettre ses forfaits, à deux kilomètres de là.
Jeanne tomba malade. Alitée, elle ne pouvait plus se déplacer. Sans bien comprendre pourquoi, François se mua en infirmier modèle bourré d’empathie. Un fusible grilla, libérant ce qu’il aurait dû être : un enfant brillant et volontaire, aux dents bleues, comme tous les chevaliers de la nation. C’était trop tard, bien sûr, il avait accumulé trop de retard sur l’avenir, pourtant il quitta du jour au lendemain le gang, se fit refaire les dents en mauve et s’engagea en tant qu’aide-soignant dans un hôpital du voisinage.
Un lundi vers onze heures, Mahmoud pénétra dans la demeure de Jeanne et se tapit dans l’ombre de l’entrée pour attendre la sortie de François. Animal amoral, il avait perdu le sens de l’honneur, prêt à tirer dans le dos d’un homme pour se débarrasser de lui.
Son attention fut attirée par un courrier déposé sur une commode. Le nom sur l’enveloppe frappa sa mémoire comme un éclair brulant : Zavazkixietz. Il ne pouvait en exister qu’un dans l’univers, celui d’une jeune femme, belle comme le jour, la seule qu’il avait aimée, Savannah. Elle avait préféré rester avec son mari, cadre prometteur plutôt que de fuir avec un étranger, musulman de surcroît. Il n’avait plus jamais eu de ses nouvelles. Qui donc vivait dans cette maison qu’il ne connaissait pas ?
Trop surpris pour conserver une attention suffisante au monde extérieur, il ne vit François que lorsqu’il arriva à la porte. Mahmoud lui hurla de s’arrêter, le révolver au poing. En pleine lumière, ce jeune homme avait le regard noir et fragile, animal sauvage pris au piège du chasseur.
- Tu es le fils de Savannah Zavazkixietz ?
- Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?
- Réponds ou je t’abats sur le champ
De derrière Mahmoud, une voix rocailleuse, inimitable et reconnaissable entre toute, répondit à la place de François.
- Oui, Savannah est sa mère. Et vous, de quel droit venez-vous nous menacer chez nous ? Mettez votre arme à terre. Si vous bougez, je vous tire dessus avec mon fusil.
François, médusé, observa sa grand-mère pleine d’une énergie qu’elle paraissait avoir perdue à tout jamais, son visage était dur, son regard noir. Il ne l’avait jamais vu ainsi.
Mahmoud posa son revolver sur le parquet et se retourna doucement.
- Bonjour Jeanne, tu me reconnais ? Quel âge a ce garçon ?
- Bonjour Mahmoud, ça faisait longtemps ! Oui, c’est bien ton fils.
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Par AntoineJ dans Concours 2014 – nouvelles courtes – textes en lice le 9 Mars 2014 à 08:55