Jonathan vit dans une petite maison de ville à la campagne. Il a un salon avec un coin cuisine et une chambre à l’étage, et une douche et des WC dans le couloir. C’est petit, meublé du minimum vital avec de la récupération venant tout droit des soldes. C’est aussi vide, sauf si l’on qualifie de décoration les quelques livres posés en pile le long des murs, triés par ordre alphabétique.
Jonathan utilise va voiture pour aller au travail à l’usine à une vingtaine de kilomètres, soit une quinzaine de minutes tout compris, et revenir. Le reste du temps, il est à pied. Son plus grand voyage consiste à aller au bar tabac du village. C’est le seul commerçant qui reste, alors il fait aussi librairie, dépôt de pain, épicerie de base et surtout, réserve d’alcool. Le soir, il est soit au bar soit chez lui sur son ordinateur, connecté virtuellement au monde entier et réellement à personne en particulier. Le week-end, c’est la même rengaine. Il lui arrive malgré tout de faire une ballade de temps en temps à la ville où il travaille pour faire les courses au supermarché, et une fois par mois environ, il va voir le film du moment, celui qui fait les gros titres des journaux, au cinéma de la grande ville du coin, à presque quarante kilomètres. Une véritable aventure.
Ce soir, il a décidé d’aller au bar retrouver ses fréquentions habituelles.
Jean, la cinquantaine bien tassée vit de solitude et d’alcool. Son credo : tout va mal. Serge, à peine la trentaine, est déjà vieux. Sa quête : la femme de ses rêves. Léo, la cinquantaine aussi, avant il était « marié, trois enfants », maintenant il est « divorcé, trois enfants » qu’il voit moins souvent. Son dada : la télé.
Avec eux, il passe des soirées fascinantes en parlant sans fin de sujets passionnants et en buvant un petit coup en passant.
– Salut tout le monde,
– B’jour
– S’lut
– T’cho
– S’lut, comme d’hab ?
– Ouais.
Et puis, des petits bruits, une chaise qui grince, un verre qui cogne une table, une glotte qui monte et descend, le grattement d’un bras qui irrite, une respiration trop forte.
* * *
Maintenant, concentrez-vous et ne lisez qu’une ligne toutes les vingt minutes plus ou moins cinq minutes … c’est en gros ce qui se passe. Pour augmenter la réalité de la scène, prenez un air placide voire morose, mettez vos coudes sur la table et votre menton sur vos mains. Ne mettez pas de musique et laisser voler les mouches.
– Ca ne s’arrange pas (Jean)
– Ce n’est pas grave (Serge)
– Si c’est un cycle, pas si c’est une mauvaise pente (Jean)
– Qu’est qu’on pourrait faire ? (Jonathan)
– Y penser (Léo)
– On n’a plus les moyens (Jean)
– Ce serait étrange (Serge)
Vivement demain soir !
* * *
Passons maintenant à la version longue, pour que vous compreniez mieux la profondeur de cet échange. En fait, les conversations sont vraiment passionnantes mais vous en avez sûrement raté la substantifique moelle comme disait Rabelais … alors, allons-y.
L’actualité est assez morose en ce moment, entre la crise économique planétaire, les suicides des salariés sous pression, le prix du pain qui augmente, les stations services sans pétrole ou avec du pétrole hors de prix, les émissions à la télé toujours plus simplistes et voyeuristes avec des stars de plus en plus excessives pour faire du buzz.
– Ca ne s’arrange pas (Jean)
Mais d’un autre côté, eux ils ont du boulot, leur petite vie pénarde sans souci et surtout sans maladie. Tout cela ne change pas grand-chose pour leur train train habituel. C’est comme le passage d’un avion au loin, cela fait un peu de bruit après l’image, et puis cela passe. Avant la crise, il y a eu une période assez longue de croissance. Après, il y en aura sûrement une autre.
– Ce n’est pas grave (Serge)
Quand même la démocratie commence à vaciller sous les coups de boutoirs de l’insécurité, des bourgeois de banlieue protégeant leur pavillon des paumés des cités, des milliardaires protégeant leurs investissements dans des entreprises plus ou moins islamiques, pardon catholiques, et des politiques obsédés par leur réélection quitte à écorcher un peu la liberté d’une presse déjà pas mal soumise à l’audimat instantané.
– Si c’est un cycle, pas si c’est une mauvaise pente (Jean)
Ceci étant, leur petite vie tranquille risque d’en prendre un coup dans l’aile si leurs entreprises ferment progressivement ou si les prix continuent à augmenter ou si des étrangers pas de chez eux venaient à s’installer dans leur campagne. Ils n’ont aucun moyen de résister ou de se rebeller pour protéger ce qu’ils ont, même si ce n’est pas grand chose.
– Qu’est qu’on pourrait faire ? (Jonathan)
Et puis à la télévision, il n’y a pas que des émissions nulles ou qui rendent encore plus débiles qu’on ne l’est déjà. Il y aussi des documentaires sur des initiatives intéressantes prises par des gens qui ont encore une volonté d’être des acteurs, pas seulement des spectateurs. Bien sûr, ils passent tard sur des chaînes sans audience avec des présentateurs qui donnent plutôt envie d’aller faire autre chose. Alors, on peut donner un peu d’argent ou participer à un projet ou juste soutenir moralement.
– Y penser (Léo)
Trois maisons du village ont été achetées par des ex-Parisiens qui n’ont plus les moyens de vivre à côté d’une gare RER. Ils partent tôt le matin et reviennent tard le soir. Leurs enfants sont livrés à eux-mêmes et font des âneries dans le pays. Le week-end, ils embrasent des barbecues puants et bruyants qui se terminent par des ballades dans nos rues pour prendre des photos des autochtones, comme si c’était un zoo. Les étrangers se rapprochent petit à petit. Ce qui fait monter les prix des maisons et tout ce qui va avec.
– On n’a plus les moyens (Jean)
Le changement a quand même aussi des bons côtés. Il faut faire évoluer les mauvaises habitudes – célèbre pléonasme – et cela peut créer des opportunités. Il y a de nouvelles têtes, et même des femmes qui ne sont pas encore mariées. Avec un peu de chance, il pourrait se passer quelque chose qui pourrait devenir le début d’une possibilité d’ouverture. Et que deviendraient leurs discussions s’il y avait une femme dans leurs vies, il faudrait qu’il reste avec elle à la maison, ou ce qui serait pire, elle pourrait venir au café.
– Ce serait étrange (Serge)
Le temps est passé, l’appel du sommeil est venu. Ils sont repartis en traînant un peu la patte sans grand enthousiasme avec l’impression quand même d’avoir bien discuté, d’avoir échangé, d’avoir été compris par des amis qui ne jugent pas, qui ne cherchent pas à vous prendre en défaut. La nuit solitaire est triste, apaisante, pas vraiment reposante.
Vivement demain soir !
* * *
Bon, cette version n’est pas la seule, il y en a une autre qui colle peut être mieux à ce que vous vous attendiez.
La journée a été difficile. Le patron a encore hurlé comme un veau après tout le monde pour augmenter la cadence. Il parait que nous ne sommes plus compétitifs. Tu parles. Il se défoule sur nous, c’est tout. Il veut protéger ses arrières. Et du coup, ils ont mesquinement débrayé. Une ambiance de merde. Et demain, ça va être pire. C’est le jour où sortent les sacro saints tableaux de bord.
– Ca ne s’arrange pas (Jean)
Malgré nos efforts démesurés, on n’atteindra pas leurs foutus objectifs. Ils doivent trafiquer les chiffres. Ils nous prennent pour des cons. Certes, ils n’ont pas tout à fait tort mais bon, pas la peine d’en rajouter. Et puis on a Alfred, notre délégué Cé Gé Té. Il est bien Alfred, il sait tenir tête. Tant que les Chinois ne pourront pas nous remplacer, on est pénard.
– Ce n’est pas grave (Serge)
Tu parles, Charles. On est dans la merde, point final. Regarde la communication de la Direction : « tout va bien, notre chiffre d’affaires est en croissance et nos marges augmentent. Nos salariés sont heureux, nous sommes une entreprise où il fait bon travailler ». Et pendant ce temps là, nous on patauge dans notre bourbier sordide. On fait un travail répétitif, sans intérêt, pour un salaire de misère. Enfin, si ça se trouve cela va s’améliorer, après tout, on a connu de bonnes périodes aussi. Tiens, il y a trois ans, on a même eu un intéressement.
– Si c’est un cycle, pas si c’est une mauvaise pente (Jean)
Tout ça, c’est du vent. On est là comme des abrutis à penser que les choses pourraient aller mieux. On fait notre boulot comme on peut sans forcer. On ne se fatigue pas trop puisque de toute façon, cela ne servirait à rien. On ne vit pas vraiment, on survit sans plus. Regardez-vous, vous êtes des perdants. C’est déprimant.
– Qu’est qu’on pourrait faire ? (Jonathan)
Vous êtes chiants. Déjà que ce n’est pas drôle, si en plus vous en rajoutez. Vous avez une petite vie sans histoire. Vous n’avez pas les couilles pour faire autre chose de toute façon. Moi, j’ai fait ce que j’ai pu, j’ai essayé d’être heureux, d’avoir une famille. Bon, ça a mal fini. OK. En attendant, j’ai quand même profité un peu de la vie. Cela me fait des souvenirs.
– Y penser (Léo)
Et voila, il est encore parti dans son passé trépidant avec sa mégère qu’il n’a jamais réussi à apprivoiser. En fait, il ne fait que regarder des séries larmoyantes pour adolescent ou de la télé réalité pour retraité à base de souris – à moitié dénudée dans une cage – ou de faiseurs de plats insipides. Si encore on pouvait faire des trucs sympas genre je ne sais pas quoi d’ailleurs mais pour cela il faudrait que l’on ait de quoi. C’est vrai qu’on est fini avant l’heure.
– On n’a plus les moyens (Jean)
Oh les cons. Moi, je m’en fous. Je continue à aller en boîte de nuit pour y trouver une princesse. J’ai essayé aussi d’aller draguer dans les magasins de fringue pour filles, mais cela n’a rien donné. Une fois j’ai même été dans un musée pour trouver une fille bien. C’était horrible, je me demandais vraiment ce que je faisais là. Seul point positif, je m’imagine les autres, là, avec moi dans un musée. Mort de rire !
– Ce serait étrange (Serge)
Le temps est passé, l’appel du sommeil est venu. Ils sont repartis en traînant un peu la patte sans grand enthousiasme avec l’impression de s’être morfondu, chacun dans ses problèmes sans pouvoir échanger, à passer une soirée avec des abrutis qui passent le temps à regarder les poux que vous avez dans la tête au lieu de la poutre qu’ils ont dans l’oeil. La nuit solitaire est triste, apaisante, pas vraiment reposante.
Vivement demain soir !
* * *
Allez une dernière, peut-être plus réaliste pour ces soirées entre hommes sages et mûrs.
Raté, je pensais enfin avoir réussi à percer une ouverture avec Julie, la secrétaire commerciale. Avec ses T-shirts spéciaux mis en avant de ses pares chocs de compétitions et ses jeans moulants, elle allume tout le monde. Je lui avais acheté des chocolats. Mais au même moment son petit copain l’a appelé. Tu parles d’un râteau. Si ça continue, je vais devoir me rabattre sur la grosse Annie, elle est moche et mal sapée, mais bon au moins j’aurais peut-être mes chances.
– Ca ne s’arrange pas (Jean)
Comment je l’ai eu le Jean. J’ai bien vu qu’il tournait autour de Julie. Bon, ça fait cinq fois que je l’invite au cinéma et ça fait 6 fois qu’elle refuse. Elle a refusé deux fois de suite la dernière fois pour bien me faire comprendre parait-il. Tant pis, je vais l’inviter à prendre un café, ça coûtera moins cher. Trop fort, le coup du téléphone pendant qu’il lui bavait ses chocolats en faisant des mimiques de vieil alcoolo.
– Ce n’est pas grave (Serge)
Bon, faut que je trouve une autre stratégie. Je vais faire semblant de ne pas m’intéresser à elle et faire des compliments à sa copine, la secrétaire de Direction. Elle est vieille avec des lunettes et sèche comme une trique. On ne sait jamais, ça peut marcher. Tant que je fais attention à ne pas avoir une haleine fétide et que je contrôle ce que je dis, cela devrait tenir. Lui mettre un peu de pression, puis relâcher, et ainsi de suite … j’ai le temps, si d’ici là je ne me fais pas virer ou si je ne tombe pas malade.
– Si c’est un cycle, pas si c’est une mauvaise pente (Jean)
Je suis certain qu’ils ne pensent qu’à Julie. Il y a nettement mieux sur Internet, comme fille craquante. On peut télécharger ce qu’on veut gratuitement, même des films entiers. Ils devraient se regarder dans un miroir, ils n’ont aucune chance. Même pas en rêve. Et puis, ils sont chiants à ne penser qu’à ça. Ces soirées sont pénibles. Il ne se passe rien.
– Qu’est qu’on pourrait faire ? (Jonathan)
Réfléchissons à quoi faire pour changer un peu les choses, pour retrouver une vie de famille sympa et agréable. Ce n’est pas avec Julie que je pourrais avoir cela. C’est juste une pétasse allumeuse. Tout le monde lui est passé dessus, sauf le train. Elle me tromperait dès que j’ai le dos tourné. Au moins avec Martine, la secrétaire de Direction, je ne risquerai rien. Elle doit aimer les émissions de télé réalité, c’est sûr.
– Y penser (Léo)
Ou alors j’utilise Serge. Avec sa quête sans fin de la femelle idéale, il pourrait être utile. Comme repoussoir ou comme appât. Comme ça, Julie se dirait peut-être que lui, par comparaison, est un mec bien. Ou proposer de fêter un anniversaire avec l’équipe après le boulot, la faire boire progressivement, et hop… mais, ça va être cher, il faudrait que tout le monde participe.
– On n’a plus les moyens (Jean)
Faut que j’arrête ces soirées à la con. Je ferais mieux d’apprendre à me faire beau, à être chic. Je n’en suis encore qu’à la leçon deux de ma cassette pour séduire en cent leçons. Et je n’arrive toujours pas à m’asseoir comme il faut sur une chaise ou à me rappeler quel couvert il faut prendre en premier. Je pourrais demander à Julie de me donner des cours privés et particuliers.
– Ce serait étrange (Serge)
Le temps est passé, l’appel du sommeil est venu. Ils sont repartis en traînant un peu la patte sans grand enthousiasme avec l’image de Julie dans la tête. Qui se masturbera le premier en rentrant ? Avant ou après le dernier digestif tout seul dans le salon vide ? La nuit solitaire est triste, apaisante, pas vraiment reposante.
Vivement demain soir !
ok, ce sont les brèves de comptoir version longue, étoffée, en quelque sorte.
sympathique, l’idée.
J’ai bien aimé la formule » à la carte » ! L’idée est excellente.
Après…le côté « vie de merde » dupliqué à X exemplaires… on n’a pas forcément envie de s’en resservir une gamelle.
Tu fais trop dans le cliché, c’est dommage : un peu plus fouillé, quelques nuances de gris/rose, une échappée et c’était tout bon !