Le vent se faufilant sous l’immense arche de verre soufflait sans retenue sur les dalles de béton désertées entre les grandes tours vides, content que pour une fois personne ne râle après lui. Il profitait paisiblement de la fraicheur du matin, le soleil n’était pas encore assez puissant pour réchauffer l’ambiance.
Un chien sans collier errait, levant la patte par réflexe sur des réverbères éteints. Il avait l’air triste, désœuvré. Les poubelles des restaurants restées désespérément vides ne lui procuraient plus sa pitance quotidienne. Il aurait bien trouvé un compagnon d’infortune, quelqu’un à suivre, une âme avec qui jouer, même un chat à l’extrême limite. Il n’était pas fait pour la solitude et il avait faim.
Les œuvres d’art (un pouce gigantesque levé vers le ciel, une immense cheminée d’aération aux couleurs chatoyantes, deux géants étranges l’un jaune et l’autre bleu, une énorme araignée métallique rouge à huit pattes, une fontaine monumentale avec ses jets d’eau, la dame lune silhouette insolite dans un bloc monolithe de marbre et j’en passe) n’avaient plus d’utilité puisque plus personne ne venait se prendre en selfie devant elles. Elles restaient cependant là attendant des jours meilleurs en commençant à s’agacer sérieusement du retour des pigeons (je vous laisse imaginer pourquoi). En même temps, elles n’avaient pas vraiment la capacité de se déplacer par leurs propres moyens.
Quelques pissenlits et autres fougères avaient réussi à se frayer de petits espaces entre les dalles. Ces pousses apportaient une touche de verdure et de couleur sympathique. Des vignes résistantes avaient même pu commencer l’escalade de bâtiments usés par les intempéries. La nature commençait à reprendre ses droits dans cet univers de ciment, de verre et de mortier.
Au pied de la grande Arche, entre le centre commercial des 4 temps (fermé à tous les visiteurs et à tous les vendeurs) et le Centre des Nouvelles Industries et Technologies (dont la vocation a bien changé depuis sa création), plus personne ne se baladait la tête dans les nuages ou plongé dans son téléphone dit intelligent ou juste perdu dans ses pensées jusqu’à en être isolé du reste du monde. Pourtant ce quartier comptait près de deux cent mille salariés, plus de quarante mille habitants et pas loin de cinquante mille étudiants. Ça en fait du monde qui aurait dû chanter, courir, boire, manger, marcher, travailler, étudier, ou juste vivre.
Gabriel passait son temps à regarder depuis les fenêtres de son appartement, au quarante troisième étage de la tour la Défense 2000 qui avait bien vieillie depuis sa création en soixante-quatorze. Le matin il s’installait vers le nord-ouest côté campagne admirant les petites collines qui s’éloignaient à l’horizon. L’après-midi, il prenait ses quartiers de l’autre côté vers Paris et toute son ancienne agitation. Il avait fait ses stocks de nourriture dans ses deux réfrigérateurs – congélateurs et disposant d’un WIFI performant, il pouvait travailler à distance, entre un repas vite fait, une série sur internet et du sport individuel réalisé en mode collectif qu’il pouvait suite sur ses écrans. Bien sûr, il ne voyait plus ni sa famille (qu’il n’avait jamais apprécié de toute façon) ni ses amis (qui se comptaient sur les doigts d’une main). Finalement, avoir de fortes tendances asociales pouvait se révéler bien utile. Agé de cinquante-six, il n’avait pas de compagne ni d’enfant. Il vivait seul, essentiellement pour son travail, dans un état de déprime semi-permanent croisé à la surexcitation de la réalisation de projets en mode challenge. A la surprise générale, se retrouver coincé dans son appartement comme des millions de congénères, lui avait dopé le moral : il se sentait beaucoup moins seul à être seul ! Par contre, il trouvait triste que si peu de voitures roulaient encore sur le boulevard circulaire. Tout manquait cruellement de vie.
Jérôme tenait un bar-tabac, pari mutuel urbain, presse, librairie, café, dépôt de pain et autres marchandises essentielles dans la ville de Courtomer (sept cents habitants quand même), dans l’Orne (si vous aviez un doute). Il avait beau avoir tout essayé, il ne captait pas grand-chose sur l’immense télévision installée dans la grande salle. Les chaines « publiques » et c’est tout : débit internet insuffisant pour capter les grands diffuseurs de séries et autres films, pas de câble pour les chaines « privées, il s’était installé au mauvais endroit. Depuis quelques semaines, finis les menus du jour roboratifs à dix euros, il avait condamné l’accès à la partie restaurant avec un mur de tabourets et de chaises. Tous ses clients avaient disparu : terminé les habitués du petit noir ou du ballon de blanc du matin, les ouvriers pressés du midi, les parieurs de l’après-midi et les alcooliques célibataires (en tout cas mieux au bar que chez eux) des fins de soirées. Il ne lui reste plus que la vente de quelques paquets de cigarettes (la contrebande marchant très mal, personne ne pouvant voyager). Il avait essayé de monter un point de vente d’urgence, mais la cave d’orgueil, l’épicerie des producteurs bio du coin, et le carrefour express avait déjà pris le créneau. Sa femme qui travaillait au centre hospitalier de Mortagne-au-Perche à vingt kilomètres de là était sa grande source d’angoisse. Et si elle revenait contaminée par des malades avec qui elle avait forcément des contacts même si elle était aussi protégée qu’elle le pouvait ? Au début de l’année, ils avaient prévu de faire un enfant. Mais vu le contexte, ils s’étaient dit qu’il valait mieux attendre. Ils étaient encore loin de la quarantaine, ils avaient le temps. Son autre inquiétude était la situation économique de sa petite entreprise. Même s’il était propriétaire des locaux, il avait quand même des charges à payer alors que son chiffre d’affaires était proche de zéro. Dans la journée, il regardait par la fenêtre du bar la rue vide, ne sachant quoi faire d’autre. Et dans le reste du village, c’était pareil. Plus personne n’allait à l’église Saint Lomer. Le château et son ancien temple protestant n’avaient plus de visiteur (bon, en vrai, il n’y en avait jamais eu beaucoup, mais ce n’était pas une raison).
Jeanne était super heureuse. Elle profitait à fond de sa maison et de son jardin, d’autant qu’il faisait super beau avec un grand soleil radieux. Elle était avec ses parents et le chat tout le temps, juste pour elle. Bon, ses parents passaient un peu de temps en télétravail, mais ce n’était pas grave. Elle jouait dehors ou avec ses poupées ou elle faisait des dessins pendant ce temps-là. Transformés en professeurs improvisés, c’est avec Maman et Papa qu’elle apprenait ses nouvelles leçons. Il y avait même des cours à la télévision. Seul petit problème, ses copines et ses copains de l’école lui manquaient. Ils faisaient bien un Skype ou un WhatsApp vidéo de temps en temps, mais ce n’était pas pareil. Pour elle, le reste du monde, la ville où elle vivait, tout cela n’avait pas vraiment d’importance. Elle avait son monde à elle et c’était très bien comme ça.
Paul adore les moments d’échanges de son émission de radio. Faire parler les gens, c’est son truc. Il a de l’empathie, un sens de la répartie innée et une bienveillance naturelle touchante. Ses interlocuteurs ont toujours l’impression d’être la personne la plus importante, d’être aimé et de se sentir bien. Il a de la chance, il peut même travailler de chez lui. La technique lui permet d’interviewer plusieurs personnes à la fois tout en étant diffusé sur tout le territoire. Il n’a pas beaucoup d’auditeurs même pendant cette période où les gens doivent rester chez eux, mais ce n’est pas grave. Son émission est un monument et il connait personnellement plusieurs énarques haut placés qui sont là pour le soutenir (vu les dossiers qu’il a sur eux, c’est la moindre des choses).
À quinze heures trente, l’émission commence (ce n’est pas une heure de grande écoute, il faut bien boucher les trous).
« Bonjour Gabriel, comment allez-vous aujourd’hui ? » déclame Paul avec un grand sourire plein d’énergie
« Bonjour Paul, ça va plutôt bien. J’ai de quoi manger et encore du travail. Ça pourrait être pire. Je sors trente minutes par jour pour faire mon jogging au milieu des buildings. Les pieds sur le ciment, je suis dans mon élément ! »
« Merci Gabriel, bien content de voir que tout se passe bien et que vous avez un moral d’acier. Vous arrivez à rester en contact avec votre famille ? »
« Pas trop, nous n’avons jamais eu beaucoup de contacts depuis que mes parents sont morts il y a quelques années ».
« La vie est dure Gabriel. C’est terrible de ne plus avoir ses parents. Allez, pour rester sur une touche positive, comme le dit le proverbe « on choisit ses amis, on ne choisit pas sa famille » (en plus on ne se choisit même pas soi-même, alors)
« Merci Paul, ça fait du bien de parler avec vous ».
« Gabriel, je vais maintenant contacter Jérôme. »
« Bonjour Jérôme, pas trop dur pour vous en ce moment ? Je crois que votre épouse travaille dans un hôpital ? » relance Paul toujours très enjoué.
« Bonjour Paul. Oui, et c’est très dur pour elle. Elle fait des journées de douze heures, elle est saturée, au bord de l’épuisement professionnel. Et c’est angoissant pour moi aussi. Si elle revenait avec une maladie à la maison ? »
« Oui, Jérôme, c’est difficile en ce moment. Votre femme est très courageuse, c’est beau ce qu’elle fait et je suis sûr qu’elle utilise toutes les protections nécessaires. Et pour vous, comment ça se passe ? »
« Ben… je n’ai plus de clients dans mon bar, ni le matin, ni le midi, ni le soir. Il n’y a plus personne dans les rues. Tout est désert. Alors, je passe une bonne partie de ma journée à regarder par la fenêtre, les yeux dans le vide, en attendant qu’elle revienne. Je lui prépare de bons petits plats pour son retour, mais elle mange de petites quantités. Le reste du temps, je fais des puzzles sur les tables vides du restaurant. Le dernier avait 18 000 pièces, et il tenait à peine sur le plateau ! il faisait quatre-vingt-douze centimètres sur soixante-quatre. J’en ai mis du temps. »
« Impressionnant, Jérôme ! Je ne savais pas que des puzzles avec autant de pièces existaient ! quelle patience, quel sens de l’observation, vous êtes fantastique » s’enthousiasme Paul.
« Merci Paul, ça me fait bien plaisir d’entendre cela ».
« Gabriel et Jérôme, je vais maintenant contacter la petite Jeanne avec l’accord de ses parents, bien sûr. Bonjour Jeanne, comment vas-tu ? Tout se passe bien dans ta maison ? Quels sont tes jouets préférés en ce moment ? »
« Bonjour Monsieur, je vais très bien et j’amuse bien avec mes parents et mon chat. Avec Maman, nous avons fabriqué des masques avec des chaussettes. C’était trop rigolo. »
« Super Jeanne, je suis bien content d’entendre ça. Tu es en quelle classe ? »
« Je suis en CE1. Et je fais bien mes devoirs et mes activités. J’adore dessiner. »
« Bravo Jeanne, c’est très bien de faire tes devoirs et je suis sûr que tu fais de très beaux dessins. Jeanne, Jérôme et Gabriel savez-vous pourquoi c’est vous que j’ai appelé aujourd’hui ? Et bien, vous avez deux points communs. À votre avis, lesquels ? Allez, je vous laisse du temps pour réfléchir. Jeanne tu peux demander à tes parents de t’aider si tu veux. »
« Chers auditeurs, je vais profiter de cette courte pause pour vous parler de deux notions », déclare Paul d’une voix très professionnelle.
« Je vais vous parler du risque et de l’incertitude. Le risque c’est quand on sait qu’une chose peut se produite, en sachant à peu près la probabilité de cet évènement. Par exemple, vous savez que quand vous achetez vingt clémentines il y en aura probablement une de pourrie prématurément. C’est un risque que vous pouvez maitriser. L’incertitude c’est autre chose. Vous avez vos clémentines et dedans il y a aussi des poires que vous n’aviez pas vues. Et les clémentines sont pleines d’énormes pépins et très acides. Vous ne pouviez pas prévoir cela et vous ne pourrez jamais l’anticiper. C’est l’incertitude, le fait de ne pas savoir ce qui pourrait se produire malgré tous les calculs que vous pourrez faire ou toutes les intelligences artificielles que vous pourriez faire tourner. Quel rapport avec notre situation ? Une épidémie de grippe c’est un risque. Nous savons grosso modo ce qui va se passer et comment gérer la situation. Alors que ce que nous vivons en ce moment, c’est l’incertain, le doute. Personne ne peut prédire ce que sera le futur. D’où d’ailleurs les nombreux « fakes » ne sont que le résultat de cet état de fait : nous avons besoin de nous rassurer dès que nous sommes face à l’inconnu. Et nous sommes prêts à inventer quasiment n’importe quoi pour trouver des explications plus ou moins farfelues. Alors qu’en fait, la seule solution est de s’adapter au fil de l’eau en faisant au mieux en fonction de tous les paramètres. Et bien sûr, d’apprendre pour être encore mieux préparé la prochaine fois. Mais revenons à nos invités. Alors, Gabriel, Jérôme, Jeanne, des idées ? »
« C’est compliqué, nous avons l’air très différent » dit Gabriel.
« Oui, nous n’avons pas le même âge et vivons dans des endroits très différents » renchérit Jérôme.
« Allez je vous aide » relance Paul. « Vous avez tous perdu le gout et l’odorat pendant deux jours, eu de fortes fièvres pendant six jours, toussés beaucoup avec un mal de tête persistant, le tout dans un état de fatigue générale permanent. Et tout a commencé le même jour à la même heure. Alors, quel est votre premier point commun ? »
« Nous avons eu le virus » crie Jeanne (son Papa venait de lui souffler, mais il ne faut pas le dire)
« Exactement, et pour positiver, vous êtes tous immunisés à partir de maintenant, et ça c’est vraiment super » s’enchante Paul. (En vrai, cela sera le cas sauf si le virus mute, mais bon, pas la peine de rajouter du stress aux gens, c’est déjà assez compliqué comme ça)
« Je sais quel est notre autre point commun » dit Jeanne
« Ah bon ! Tu as été aidée par ton papa et ta maman ? » demande Paul, surpris
« Non, non, je l’ai trouvé toute seule. Gabriel est triste parce qu’il ne sait pourquoi il accumule de l’argent. Jérôme est toujours inquiet parce que sa Maman ne l’aimait pas assez et que son Papa est parti quand il était très jeune ».
« Et toi, tu es heureuse parce que tes parents t’aiment et que tu vas découvrir le monde, la lecture » complète Gabriel et Jérôme en même temps.
« Euh… oui et c’est quoi comme votre deuxième point commun alors ? » essaye Paul pour reprendre le contrôle.
« Nous adorons les glaces à la vanille et aux amandes enrobées de chocolat » disent en rigolant les trois en cœur. « Et grâce au virus, nous sommes connectés tous les trois et nous savons ce qui est important : aimer, vivre, respecter les autres ».
« Super, Gabriel, Jérôme et Jeanne, j’avais plutôt pensé au fait que vous étiez en réalité en famille, lointaine, certes, mais quand même » enchaine Paul perdu.
« C’est un atout majeur pour réussir à créer ce lien magique. C’est certain. » dit Gabriel.
« Et maintenant, allons libérer les autres » complète Jérôme.
« Oui, et jouer aussi » termine Jeanne.
Gabriel a repris contact avec sa famille et ses amis. Finalement, quand on s’intéresse aux gens, sans arrière-pensée, ils finissent par s’intéresser à vous. Il a donné une partie de sa fortune à des associations pour aider les gens à s’en tirer pendant la crise. Il a aussi aidé Jérôme à passer le cap. Il ne lui reste plus qu’à trouver une âme sœur. Et avec les nouvelles connexions entre les gens, cela devrait être facile.
Jérôme a pris contact avec ses oncles et ses tantes pour refaire une partie de son passé et mieux se comprendre. Après tout, ce n’est pas grave si pendant quelque temps, il ne gagne pas assez d’argent, d’autant que Gabriel l’a bien aidé. Il s’est inscrit à des concours de puzzle et s’est mis au poker en ligne. Avec son sens de l’observation et sa mémoire visuelle, il est très fort surtout du fait de ses nouvelles capacités cognitives (il ressent mieux les autres rien qu’en les regardant).
Et Jeanne continue à grandir, à découvrir, à interagir et à se développer. Ses nouvelles possibilités ne l’effrayent pas. Après tout elle peut « refuser » la communication quand elle trouve que c’est trop pénible ou que cela la dérange.
Et voilà, les rues de Courtomer sont à nouveau pleines de monde (bon, n’exagérons rien non plus, ça reste un village quand même). À la défense, l’activité a repris avec des hommes en costume cravate (de moins en moins avec des cravates, heureusement) et des femmes en tailleur (de plus en plus rare aussi). Le chien errant mange à sa faim et les humains ont décidé de laisser sa chance à la végétation qui a proliféré pendant leur absence.
Et le circulaire est à nouveau bouché tous les matins.
Tout va bien dans le meilleur des mondes.