Et si la technologie utilisée par la crypto-monnaie bitcoin avait le pouvoir d’ouvrir une troisième voie ? Ce serait une révolution comparable à celle engendrée par l’invention du TCP-IP, le protocole qui fait tourner Internet.
Par Gilles Babinet, Digital Champion pour la France, et Clément Jeanneau, co-fondateur de Blockchain France.
La Blockchain est apparue en 2009 avec la monnaie bitcoin, qui s’est révélée ensuite n’être qu’une des nombreuses utilisations possibles de cette technologie. Elle consiste en un registre public, tel un grand livre de compte, où sont inscrits l’ensemble des échanges effectués entre les utilisateurs de cette Blockchain depuis sa création. Tous ces échanges sont consultables par tout un chacun qui peut en vérifier la validité, et ne sont pas falsifiables. La particularité de la Blockchain réside d’une part dans son fonctionnement sans intermédiaire (ce qui permet par exemple d’éliminer des frais d’infrastructure), d’autre part dans sa sécurité : cette technologie repose en effet sur un grand nombre de noeuds, en lieu et place d’un seul serveur. Pirater une Blockchain nécessiterait en théorie de prendre le contrôle d’au moins la moitié des noeuds, un exploit quasiment hors de portée. L’important n’est cependant pas la Blockchain elle-même, mais ce qu’elle rend possible. Ce futur possible, c’est celui d’un monde plus horizontal.
Un potentiel de mutation d’ordre anthropologique
Parler de révolution ne semble pas exagéré. La désintermédiation rendue possible par la Blockchain ouvre le champ à de multiples applications, capables de bouleverser le monde bancaire, mais également des domaines dépassant largement le secteur financier : les acteurs de la santé, de l’assurance, de l’immobilier, de l’éducation ou encore de la musique sont entre autres concernés, jusqu’aux gouvernements (pour les certificats officiels de toute sorte, ou pour la question du vote en ligne). Associée à des smart contracts (des contrats autonomes qui s’exécutent automatiquement), la Blockchain pourrait voir son potentiel se démultiplier, ce qui ouvrirait la voie à de nouvelles questions, notamment d’ordre juridique. Il est du reste essentiel, pour cette raison, de favoriser la transversalité des approches et de mêler des universitaires, économistes, juristes, sociologues et même philosophes aux côtés de profils plus techniques, dans la réflexion et la construction de projets Blockchain. L’important n’est cependant pas la Blockchain elle-même, mais ce qu’elle rend possible. Ce futur possible, c’est celui d’un monde plus horizontal.
Capable même d' »ubériser »… Uber !
La Blockchain s’inscrit dans une révolution plus profonde, une mutation anthropologique qui va au-delà de l’innovation technologique. Cette transformation est à relier aux principes de l’« holacratie », ce système organisationnel qui rompt avec les logiques pyramidales à l’oeuvre dans nos sociétés. Actuellement nos systèmes institutionnels s’opposent exactement à l’horizontalité. La Blockchain permettrait de bouleverser ce paradigme, en favorisant notamment des logiques de coopération au sein d’organisations collaboratives décentralisées (DCO, selon l’acronyme anglais). C’est en cela que son irruption pourrait constituer une rupture de même ampleur que le TCP/IP, le protocole à l’origine d’Internet. Déployée à grande échelle, la blockchain pourrait théoriquement faire disparaître les plateformes de type Uber d’ici à quelques années, dans une sorte d’uberisation d’Uber qui deviendrait alors l’« arroseur arrosé » (voir notamment les projets de La’Zooz ou d’Arcade City). De cette façon, les travailleurs dits indépendants, aujourd’hui en réalité très dépendants des plateformes centralisées qui ont tout pouvoir sur la commission qu’elles prélèvent, retrouveraient plus de liberté.
Le propos n’est pas ici d’idéaliser la Blockchain, qui est d’ailleurs sans doute victime en quelque sorte d’un phénomène de « hype », comme théorisé par la courbe de Gartner [cycle en trois temps : forte attente, déception relative, adoption finale d’une technologie, ndlr]. Bien que très prometteuse, la Blockchain n’est en effet pas exempte de certaines limites. En l’état actuel des choses, ses besoins en calcul sont gigantesques, rendant son coût énergétique considérable. En outre, plusieurs obstacles techniques se dressent devant le développement à plus grande échelle de la Blockchain du bitcoin, la plus aboutie à ce jour. Ainsi, celle-ci n’est pas (encore ?) capable de traiter théoriquement plus de quelques transactions par seconde, là où un système comme Visa peut en traiter plusieurs dizaines de milliers.
Toutefois, des solutions existent pour lever ces blocages, mais la gouvernance du bitcoin, où les décisions se prennent traditionnellement par consensus, complique l’adoption de « réformes structurelles » pour faire évoluer le système.
Cela étant, si Blockchain et bitcoin sont aujourd’hui intimement liés, les choses peuvent évoluer. Le principal concurrent du bitcoin, l’ether (du nom du projet d’Ethereum, « le Web décentralisé 3.0 »), a vu sa valorisation monter en flèche au cours du mois de janvier, passant de 100 millions à 200 millions de dollars. Les positions ne sont donc pas figées, bien au contraire.
La probabilité non nulle d’une troisième voie
À bien des égards, la situation actuelle ressemble à celle d’Internet dans les années 1990 – avec son lot d’espoirs, d’attentes parfois exagérées, de scepticisme aussi, mais avec un potentiel certain. Dans ce moment où tout est encore possible, chacun peut se saisir de cette révolution, comme l’a fait le Canadien Vitalik Buterin, fondateur d’Ethereum à tout juste 19 ans.
On le conçoit, ce principe de Blockchain, en facilitant la création de confiance hors d’institutions traditionnelles (États, entreprises…) pourrait changer la nature de l’organisation de nos sociétés. Alors qu’Internet nous promettait une déconcentration du pouvoir, il est légitime de s’inquiéter de l’apparition de « barbares » hautement capitalistes : Uber, Airbnb, Amazon et de nombreux autres, n’ont rien à envier aux prédateurs capitalistes qu’ils sont censés remplacer avantageusement.
Or, même si les prédictions dans l’univers technologique sont à haut risque, il existe une probabilité non nulle qu’émerge une nouvelle forme d’économie, une nouvelle forme d’organisation sociale, une troisième voie. Tout reste à construire. C’est en cela, aussi, que la révolution Blockchain est si excitante.