Assis à la terrasse d’un café, je regarde passer les passants dont les ombres déambulent sur le trottoir qui borde ma table métallique idéalement disposée au cœur de la vie parisienne en dégustant une pression dans laquelle deux rondelles de citron achèvent leur existence sirupeuse. J’attends mon rendez-vous qui viendra lorsque ce sera le moment.
Devant mes yeux fascinés, des touristes équipés de pied en cap vivent des expéditions photographiques ébouriffantes tandis que d’autres, hagards, manifestement perdus dans l’immense cité, cherchent désespérément leur chemin vers la suite. Des autochtones flâneurs, égarés dans leurs pensées, butinent l’air du temps qui s’écoule risquant les collisions à tout moment, observateurs inattentifs du contexte qui les entoure. Enfin, des travailleurs, hommes en costumes et femmes en tailleur, mallette dans une main, cigarette dans l’autre, téléphonent à des interlocuteurs forcément concernés.
Ce ballet incessant me captive, nuages de couleurs en mouvement, multitude de démarches rythmées par les rencontres et les croisements. Je capte par intermittences les paroles échappées de ce théâtre vivant : un mot, une phrase, une intonation. Pour moi, les comportements de ces acteurs bénévoles sont simples à interpréter sans qu’il me soit possible de vérifier mes hypothèses. Comme toujours, je reste assez éloigné pour ne pas percevoir les odeurs.
À partir de leur attitude, je devine leur enfance : perturbée s’ils ne se tiennent pas droits; heureuse si leur vision se porte au loin; douloureuse si leur est regard fuyant; pleine d’amour si leurs épaules sont confiantes ou battue pour les brutes épaisses à la violence contenue dans des pas qui martyrisent le béton. De ce point de départ, je reconstruis les espaces intermédiaires trouvant des aléas explicatifs, créant des jonctions et des rencontres. Toutes ces aventures s’écoulent trop vite épuisant mon cerveau qui s’enlise dans un état semi-éveillé, comme devant un zapping télévisuel qui passerait sans cesse du coq à l’âne.
Après avoir bu une gorgée de ma bière devenue tiédasse, je ferme les yeux pour reposer mes sens et délivrer mon esprit de cette invasion innocente. Je tente de m’isoler du monde en faisant la respiration de la vague, de bas en haut puis de haut en bas par le ventre, pour sentir mes pieds, identifier mes genoux, puis mes cuisses.
En remontant encore, je découvre mes fesses compressées entre le métal de mon siège et la masse de la partie supérieure de mon corps, puis mes reins en compote de n’avoir pas bougé depuis une heure. J’essaye de passer outre pour me relaxer, savourer à leur juste valeur les quelques instants qu’il me reste.
Une voix sur ma droite me déconcentre.
Tu sais que le fils de Marc est revenu des Philippines hier ? Il parait qu’il effectuait des cambriolages là-bas et qu’il a dû quitter ce pays en urgence, poursuivi par les forces de l’ordre. D’après ce que m’a dit Marie, il prépare le braquage d’une banque dans le Finistère. C’est effrayant, je trouve ! Pourtant ses parents sont infiniment riches, il pourrait leur demander de l’aider, obtenir une avance sur son héritage. C’est un vrai bon à rien, un abruti qui abuse des autres sans vergogne.
Les aiguës me vrillent les tympans, surtout sur les FI,… PHIli …, FInis… je n’ose pas regarder la matérialisation physique de la source de ces ondes sonores. J’imagine une petite femme blonde, rondouillette, catholique bien pensante en jupe stricte et corsage blanc épais sous une veste en velours noir perchée sur des talons hauts, le sac à main de marque pendouillant le long de ses reins, bourgeoise convaincue de son jugement et de son importance. Je m’en veux immédiatement. Pourquoi ce cliché machiste de révolutionnaire sur le retour ? Un relent de ma belle-mère ?
Emporté par ma créativité, je vois le jeune fils de Marc gardé par sa nourrice marocaine qui pleure parce que ses camarades de l’école se sont moqués de lui, tandis que ses parents sont loin, absorbés par leur travail.
La voix sur ma gauche est celle d’un baryton en pleine démonstration. Il est monté d’un ton, porté par l’enthousiasme de sa théorie et partage avec tous ses voisins sa conclusion prouvée scientifiquement.
Il n’y aura pas de révolution finale, nous sombrerons graduellement dans le chaos, sans même en avoir conscience. Notre gouvernement est incapable de prendre la mesure de la crise. Ils sont mous et inefficaces, corrompus jusqu’à la moelle. Alors, c’est simple, il faut se diriger vers les extrêmes : le front de gauche ou le front national. C’est ce que j’ai dit à mon fils qui est en terminal : si la société ne vient pas à toi, va à elle. Prends l’argent où il se trouve !
Son insistance sur les al(e) est impressionnante, il en rajoute des tonnes, résidus d’un stage de prise de parole en public… fiNAL…, tioNAL…, NALe,…
Je le visualise distinctement, pull col roulé en laine malgré la douceur estivale, jean délavé bleu sale, Rolex au poignet et chaîne en or autour du cou, le crâne chauve et le nez épais, les deux mains posées sur la table, le dos redressé, il fixe son interlocuteur d’un regard aviné, autopromu roi des justes. Là encore, je me demande pourquoi cette image me vient à l’esprit. Il me rappelle un ancien professeur ou un collègue navrant ?
Et son pauvre fils, manipulé depuis le berceau par un père qui agressait les présentateurs des journaux télévisés lors du dîner familial, chétif et sans volonté, est incapable de se faire confiance. Dans l’image suivante, il est seul face une cohorte de formes noires casquées, dernier mohican d’une manifestation, lâché par ses camarades. Il deviendra le héros de ce groupuscule et sa photo figurera dans Paris Match.
J’attrape machinalement mon verre, cherchant un secours dans le breuvage alcoolisé qui devrait s’y trouver, mais il est vide. Je le repose d’un geste las, et retourne à mon émission préférée, le passage des âmes des piétons. Je ne veux plus entendre ces paroles stériles qui polluent mon moment de détente. Je me demande s’il ne serait pas mieux que l’entrevue ne se produise pas, que l’autre m’oublie.
Un jeune homme attire ma curiosité. Il se traîne blanc comme un linge, essoré par une nuit trop courte, les cheveux en bataille, la chemise mal boutonnée qui dépasse de la ceinture soutenant par hasard un pantalon noir de coton trop large recouvrant des baskets usagées qui devraient avoir achevé leur service depuis des lustres.
J’ai dû le regarder trop attentivement car il s’arrête à mon niveau, se plante devant moi et me fixe droit dans les yeux. Sa bouche fait un O silencieux, il titube porté des vagues intérieures. Je reste coi, je ne sais pas comment réagir. Le temps s’étire et les sons alentour se dissolvent. Les essences se répandent, un doux fumet vient narguer mes narines.
Il a dû avoir une jeunesse difficile lui aussi. Avec son air de détritus sur pattes, ses yeux glauques et ses épaules affaissées, je le vois bien frustré par une mère castratrice, délaissé par père absent. Il a fui dans les psychotropes son homosexualité refoulée et se retrouve maintenant égaré dans le monde des bientôt adultes sans avenir ni passion, avec des vices et des drogues pour seuls compagnons. Son haleine me transperce, j’y détecte une fragrance attirante masquée par l’empyreume des fumeurs. Je n’arrive pas à me retenir.
It’s the end, my friend.
Je ne comprends pas sa langue, mais le simple fait qu’il me parle sur ce ton m’angoisse, j’aurais préféré qu’il sorte un revoler et descendent la femme derrière moi, celle avec les III trop haut puis l’homme avec les AAALLL dégoulinants. Je me serais alors dit, tiens, cela a marché, le type que j’ai payé a respecté son engagement, il a trouvé quelqu’un pour me débarrasser de mon épouse et de son amant. Mais non, c’est juste mon esprit qui dérivait, jamais je n’oserais faire une chose pareille. Je ne le sens pas.
En attendant, il est toujours devant moi, saturé d’effluves insupportables. Je suis trop près de lui, je pars…
Les Fleurs du mal m’agressent
« Au détour d’un sentier, une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l’air, comme une femme lubrique
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons. »
Puis elles m’apaisent
« Parfum de l’ambre, des arbres, de cire, de l’encens, des herbes, des orangers, du pain, de papier, de plante, de résine ; doux, frais, puissant, suave parfum ; parfum discret, énervant, subtil, violent ; un parfum embaume, monte, traîne ; dégager, exhaler, répandre un parfum ; aspirer, humer, respirer un parfum ; se mêler aux parfums ; bouffée de parfum.
Mainte fleur épanche à regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes »
Orphelin trop tôt, je me suis saoulé des effluves des frères qui ont fait de moi un homme dans la pénombre du monastère. Plus tard, je me suis rassasié des émanations fournies par les familles d’accueil où j’ai appris à me suffire. Je suis devenu un monstre d’empathie capable de percevoir la vie des gens, sans tarot ni sphère translucide, juste à partir de leurs odeurs. Les appâts trop forts sont un piège pour moi. Face à eux, ma raison s’échappe et je ne sais plus où je serais lendemain. Comme un gaz qui se détend, je me dissous dans les méandres des senteurs qui nous entourent.
J’ai payé un délinquant juvénile pour qu’il me débarrasse de ce don accablant. Je n’ai pas assez de cran ni de courage pour m’en acquitter sans aide.
Entre le cri de la femme, FIN…, et le beuglement de l’homme …NAL, le jeune drogué n’a eu qu’à puer pour m’achever sans avoir besoin d’appuyer sur la gâchette. Le remugle infernal qu’il a exhalé m’a littéralement explosé le nez !
Je vais enfin pouvoir prendre une bière à un café sans me protéger des autres avec des boules quies plein les narines.
Merci pour cette nouvelle bien enlevée.
Que d’ondes… auditives, odorantes…
Vous avez des antennes Monsieur Jove et nous aidez à développer les nôtres.
Pas trop ! Pas trop !
Sinon………..
Une démonstration amusante que des sens exacerbés peuvent être aussi handicapants que des sens affaiblis – pour consoler les malvoyants ou malentendants, Steve Austin n’est pas forcément à envier !
Si Dieu ou la nature ne nous a pas fourni un odorat aussi développé que la plupart des autres animaux, ou une ouïe aussi fine, c’est peut être pour une bonne raison. Nos limites nous protègent. Et cette nouvelle l’illustre à merveille.
Très sympa cette nouvelle sur la terrasse de café. Chouette ces passants puis ce voyage dans l’horreur des propos… puis des personnages… J’aime comment notre héro suicide son talent de voyant avec ses « boules quies dans les narines »… une jolie fin sans meurtre/suicide… J’ai souri…
Merci pour ce divertissement bien écrit et rapide.