Je vais avoir deux cent ans jeudi. Il est temps d’organiser une nouvelle partie.
J’ai vu tout ce qu’il y a à voir sur notre sympathique planète. Jeune, je suis allé en Afrique découvrir la faune sauvage, à une époque où voyager se faisait à pied ou à dos de bêtes. J’ai craqué devant ces immenses paysages vierges, la beauté de la valse dansée par les lions autour d’un gnou blessé, la chaleur de l’air saturé d’arômes et la curiosité des tribus devant l’étrange être humain, blanc, que j’étais. Je n’ai eu à jouer qu’une fois pour remettre la situation sur les rails.
J’ai fait le tour du monde en bateau, fasciné par les plages envoûtantes, les eaux bleu-vert et le ciel d’azur parsemé de voluptueux nuages blancs. Cela m’a tenu en éveil pendant la seconde guerre mondiale. Les terres habitées n’étaient pas accueillantes à cette période. Le zéphyr dansait avec les voiles, les lumières auréolées des étoiles projetaient des ombres sur mes rêves, la douceur des embruns me rafraîchissait. Profitant de ce mode de vie paradisiaque, je n’ai même pas eu besoin de jouer.
Ma plus grande déception est de n’avoir jamais réussi à épouser une carrière de chanteur euphorisant ou de peintre ahurissant voir de philosophe ébouriffant. J’aurais tant voulu être saturé par les cris d’adulateurs, être poursuivi par une nuée de photographes débridés, découvrir mon visage sur des affiches projetant milles éclats et, par-dessus tout, entendre des enfants reprendre mes airs dans les cours d’écoles. Mon dernier essai date des années 1980. C’était facile à l’époque. Tout le monde réussissait. Il suffisait d’être jeune et d’avoir un look agréable. Manque de talent ou de charisme, j’ai échoué. Le jeu n’offre pas ce genre de récompense. Je me perds dans les illusions.
Je me suis défoulé en photographiant. J’ai commencé dès son invention, pionnier des portraits parcheminés et des paysages éthérés, ne jetant aucune de mes épreuves. Avec l’avènement du numérique, j’ai organisé mes images pour en faire une collection privée de mémoires vivantes. En plongée dans une photographie, les odeurs remontent le long de mon échine, mon visage vibre au souvenir des brises délicates, et mes mains caressent une époque révolue. Mon âme s’envole portée par des éclats de rire, chavirée par des larmes salées, emplie de souvenirs radieux. Cela m’aide pour le jeu. Je travaille ma concentration.
J’ai oublié les détails de ma première partie, c’était il y a si longtemps. Juste après la défaite de Napoléon. Le monde était brutal et puissant. L’aventure était à portée de main. La science n’avait pas encore expliqué le monde. L’inconnu régnait en maître, à côté des religieux. Il suffisait d’avoir une boussole, un bon équipement et beaucoup de courage pour partir à la découverte, et de savoir jouer.
Je me souviens seulement des sensations procurées par ma renaissance. La peur asphyxiante avant d’entrer dans la salle, une corde serrée reliant mes pieds, mes mains et mon cou, mon corps immobilisé charrié par deux brutes. L’instant sans fin, sens atomisés et cerveau liquéfié, lorsque mon masque a été retiré de mes yeux. La dureté et la froideur du banc sur lequel j’avais été posé. Puis l’énergie, les vagues de puissances, la joie pure qui m’a envahit. J’ai senti le pouvoir du jeu.
J’ai compris, à la fin de mon premier siècle, qu’un placement bien géré pouvait me permettre de vivre sans souci. J’ai travaillé onze heures par jour, sept jours sur sept, pendant une décennie. À l’orée de ma carrière de banquier, je disposais de quoi générer un revenu mensuel régulier, sans toucher à mon capital. Depuis, je profite. Et tous les trente-cinq ans, à cinq années près, je joue.
À cinquante ans, victime de ma bêtise, j’ai bien failli déraper. Lors d’une course cycliste, j’ai tenté le diable, qui a sauté sur l’occasion. Le résultat n’était pas beau à voir. Une jambe cassée, un bras en compote et quelques dents de moins. Une plaisanterie avec la médecine actuelle, mais au milieu du XIXème, cela sentait le cauchemar. J’ai été allongé sur des bottes de paille dans l’étable la plus proche. C’était un endroit chaud et sain, puisque les vaches y survivaient. J’ai réussi à jouer avec la fermière venue m’apporter du lait et un peu de réconfort. J’ai survécu.
De tous les joueurs, je suis une exception. Je désire la vie, les rencontres, pas le pouvoir.
J’ai passé quelques années en ours blanc solitaire, assis sur une jetée. Les gouttes s’écrasaient sur mon visage. Il faisait froid dans cette île nordique. Les paysages étaient changeants, merveilleux, immenses et naturels. Chaque saison apportait son lot de surprises et de magie. J’ai jeûné longtemps, testant mes limites. Un jour, je me suis souvenu du sourire des enfants et des beuveries tardives, alors je suis retourné partager les plaisirs et les souffrances de mes congénères.
J’ai profité de ma liberté pour devenir un expert en jeux de toutes sortes. J’adore les échecs, ce combat lent et impitoyable entre deux visions de l’occupation à venir d’un territoire limité par des pièces inanimées. Le vingt et un, Jacques le Noir, est trop facile lorsque l’on sait compter les cartes. Le bridge est intéressant, encore que faire le mort m’a toujours troublé. Mon jeu préféré est le go : équilibre instable, remis en question à chaque nouveau pion, entre la stratégie et la tactique, l’humour et le sérieux. J’ai tout essayé, tout modélisé, je suis doué pour cela. Sauf le jeu lui-même, il est l’essence du hasard et de la lutte.
En 1960, j’étais en France. L’envie de fonder une famille m’a envahi, faisant de moi un amoureux en puissance, prêt à tout pour se livrer au jeu de l’amour. Je n’ai pas eu le courage d’aller jusqu’au bout de mon besoin. J’ai quitté ma promise avant le mariage, me contentant de rapports protégés et éphémères. Donner la vie n’est pas un jeu.
Une des parties a laissé des traces sur mon chemin. L’homme en face de moi était fier et brave. Sa volonté de résister, de passer outre, de trouver un biais était impressionnante. Comme un fauve pris au piège, il avait été jusqu’à se mutiler pour vaincre. J’avais dû manœuvrer avec délicatesse pour ne pas risquer l’accident sur cette route montagneuse et aride qu’était notre combat. Le jeu est étrange : esprit contre esprit.
Je vis maintenant à Rome, ville éternelle, dans une ruelle proche de la Villa Borghèse. L’animation qui agite mes amis italiens est ma source d’eau de jouvence, assaisonnée par leur accent chantant. Le midi, je plonge dans un de ces restaurants dans lesquels les gens viennent trouver un moment de détente, un répit dans leur course effrénée. Nous sommes collés les uns aux autres, les tables sont petites, l’espace est restreint. L’ambiance joyeuse de cette promiscuité offerte comble mon âme d’histoires volées au passage, de sourires et de cris. J’adore le jeu.
Pour ma nouvelle partie, j’ai identifié, après vingt et un mois de quête, un partenaire adéquat. Elle est jeune et en bonne santé, intelligente et célibataire, sans attache. Je vais l’inviter à venir prendre un café. Nous aurons l’occasion de faire connaissance, de nous découvrir. Jouer avec une femme est plus pétillant, la surprise est toujours au rendez-vous.
Hier, j’ai été sur les marches de la Scalinata de la Trinité des Monts, dans le centre-ville. Je me suis assis au sommet et j’ai regardé les gens vivre. J’aime deviner leurs émotions, les paroles que les couples échangent, interpréter les regards. Je fais aussi des photos. Personne ne me le reproche, je dois passer pour un vieil excentrique. Il a plu, l’eau ruisselait sur les marches, bondissait sur les parapluies, jouait dans le cou des filles. Le soleil a récupéré son royaume quelques nuages plus tard. Il est venu évaporer les gouttes de rosée déposées sur les joues des princesses, réchauffer le cœur des touristes et faire éclater de rire les reflets des statues dans les flaques importunes.
Des musiciens s’étaient installés au milieu de l’escalier. Leurs chansons venaient remplir l’atmosphère de traces de mémoires auditives, mélodies partagées par tous. Les gens chantonnaient en descendant, les yeux réjouis, savourant cet échange, adaptant leur démarche au rythme syncopé de ces ballades anglaises, le cœur plein.
La journée est passée plus vite que je ne le pensais. Je me suis perdu dans cette contemplation, dans cette frénésie, promesse d’avenirs et de plaisirs. Lorsque j’ai réuni mon corps et mon esprit, réhabilité mon être, la nuit était déjà tombée. Je me suis levé, les muscles endoloris, et je suis retourné dans mon studio. La partie aurait lieu demain matin, il fallait que je sois en forme.
La nuit, une poésie étrange est venue hanter mes rêves.
Dés et cartes pour initialiser, rendre hommage au seigneur hasard,
Pièces et jetons pour peupler, les hommes veulent toujours s’en mêler,
Actions et réflexions dans les règles, la civilisation joue son propre rôle,
Mouvements, pièges et paris, prendre des risques, agir et vivre,
Atouts, rois et reines, petits papiers, communiquer et échanger, confiance.
A onze heures onze, en ce jeudi d’avril, nous sommes deux, debout, face à face, dans la rue. Il n’y a personne autour de nous. Nous formons une sculpture à deux corps: un homme, vieux, et une femme, jeune, deux êtres isolés.
Les yeux dans les yeux, le corps tendu. Le ventre noué.
La sueur ruisselle sur son front. Je suis plus détendu.
Nous nous sommes rapprochés l’un de l’autre.
Dans le silence le plus absolu.
J’ai mis ma paume sous son menton. Elle a fait de même.
Le jeu a commencé.
Elle a souri. Je lui ai pris cinq ans.
Une risette a traversé son visage. Elle m’a offert dix ans.
Un éclat de rire a fait exploser ses yeux. Je ne lui ai laissé que dix ans.
En repartant, j’ai déposé la vielle femme à un hospice réputé, avec suffisamment d’argent pour qu’ils s’occupent bien d’elle.
Allant beaucoup mieux, toute blessure soignée, toute maladie guérie, et me sentant beaucoup plus à l’aise dans mon jeune corps, j’ai été boire un verre de champagne. Il faut savoir faire la fête !
Tant que je gagne, je joue.
une pure merveille, ma nouvelle préférée : très bien écrit, très poétique, oui, un monde où il fait bon vivre et pourtant une fin à glacer le sang…serait-ce une histoire de vampire finalement ? un peu ambigu ce héros, ne se ment-il pas à lui-même quand il dit que le pouvoir ne l’intéresse pas ? il en abuse pourtant en transformant cette jeune femme en vielle tout juste bonne pour l’hospice ! la pauvre, elle a vraiment perdu son temps…
mais on n’a pas toutes les clés, peut-être que la règle du jeu ne lui laisse pas de choix, qu’il lui faut être cruel et aller jusqu’au bout s’il ne veut pas perdre…
encore une fois bravo et respect !
Ça me rappelle un film récent. C’était exactement ça. À la fin de son capital temps, on mourait. Mais on pouvait obtenir du temps de différentes manière. Ici, c’est par le jeu. Dans ce film, les gens riches et puissants vivaient des siècles.
Je ne connais pas ce film … mon idée de base était de détourner « je te tiens, tu me tiens par la barbichette » et de mettre en parallèle le jeu et la vie / mort ..
un seul mot: smatchant !!!! c’est bien!
Merci pour votre retour !
c’est sympa de renvoyer la balle ;-))
Quelle belle écriture!!
J’ai relevé cette phrase mais nombre d’autres m’ont éblouie!
« Le soleil a récupéré son royaume quelques nuages plus tard… »
Chapeau!
Merci pour votre retour
C’est encourageant et ça fait du bien !
C’est très bon. Poétique, intriguant, l’effet final très savamment amené ..
Merci pour ce retour !
J’essaye d’équilibrer scénario, poésie et humour … Content de voir que ça a marché cette fois
Superbe et la fin que du bonheur !
Une écriture de la vie, de l’histoire surprenante, une originale écriture sur le temps, de plus, très poètique et cette phrase parmi d’autres qui m’a touchée :
… »De tous les joueurs, je suis une exception. Je désire la vie, les rencontres, pas le pouvoir. »
Merci Antoine J.
Whaouh !
Merci beaucoup
Ça fait plaisir
Je vais essayer de garder ce cap
Une histoire diablement bien troussée.
Merci pour ce retour très encourageant
oui…il faut savoir faire la fête…avec ou sans champagne !
un texte bien construit….et si poétique !
nul doute qu’il y a des enfants qui entendent votre cri…dans les cours d’école !
touché !
merci Antoine J
Merci !
j’ai toujours un doute avec ce type de texte un peu « décalé » sur la façon dont il sera perçu … je suis rassuré !
Cordialement